Madame Putiphar, vol 1 e 2. Petrus Borel

Madame Putiphar, vol 1 e 2 - Petrus  Borel


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comme un boulet, mon commodore. Chris, avaler un pareil affront! Chris, un ancien flibustier! Chris, le tigre d’abordage! Chris, l’anthropophage! comme on m’appeloit. Dieu me damne! je ne veux pas qu’on enterre ma haine! je ne partirai pas de ce monde sans avoir mis le genoux sur sa poitrine et mon couteau dans sa chienne de gorge!

      – Veux-tu associer ta haine, Chris?

      – Vous me faites trop d’honneur, commodore.

      – Veux-tu associer ta vengeance?

      – Vous me faites trop d’honneur, mon commodore.

      – Va chercher deux bouteilles de rum et ta pipe.

      – Chris revint aussitôt garni de provisions, et le comte referma sur lui les portes aux verrouils…

      Les gents du château remarquèrent de la lumière, toute la nuit, dans la chambre de leur seigneur.

      X

      Les extorsions du comte, sa haine publique pour les Irlandois, la cruauté avec laquelle il avoit traité les malheureux tombés entre ses mains, dans les soulèvements du midi de l’Irlande, ne lui avoient pas gagné les cœurs des montagnards de Kerry, que le clergé entretenoit chaleureusement dans leur mauvaise disposition; car le clergé de toute l’Irlande exécroit Cockermouth, et pour bonne raison: en 1723, au Parlement, soi-disant Irlandois, c’étoit lui qui avoit proposé, sérieusement et tenacement dans un long discours, de faire revivre le supplice de castration contre les prêtres catholiques. Cette motion, accueillie avec transport, adoptée par le Parlement, transmise en Angleterre et fortement recommandée à sa majesté, n’avoit été rejetée que par l’interposition du cardinal Fleury auprès du ministre Walpole.

      Aussi la journée du 15, anniversaire de la naissance du Head-landlord de Cockermouth-Castle, fut-elle comme à l’ordinaire un jour de calme et de travail. Les villageois ne prirent aucune part aux fêtes du château, les cloches ne fatiguèrent point l’écho de leur tintement solemnel. Seulement, les fermiers, tenanciers et ouvriers vinrent, dès le matin, faire leur indispensable salutation; seulement, une centaine de mendiants de la contrée vinrent au son de la cornemuse, rendre hommage-lige à la cuisine.

      La comtesse fit dresser une table dans une salle basse du château, et servir à ces derniers un déjeûner copieux, dont elle et Déborah firent les honneurs. C’étoit d’un bel exemple: cette noble dame et sa belle jeune fille élégamment vêtues, mais simples de manières, dans cette salle enfumée, au milieu d’une horde de misérables, veillant avec sollicitude à ce que chacun eût une égale pitance; réservant les pâtisseries aux enfants et les pièces délicates aux vieillards; répondant à touts avec bonté; donnant aux plus souffrants des paroles de consolation, et des vêtements aux plus dénués.

      Durant tout le festin, bruyant comme un festin de gueux, des tostes fréquents furent portés à lady Cockermouth et à miss Déborah. Au dessert les cornemuses recommencèrent à sonner de plus belle; et un vieux d’entre ces truands, qui avoit qualité de minstrel, chanta des chansons populaires et des chants à la gloire de leurs nobles hôtesses.

      Dès la nuit tombante, l’avenue et la grande cour du château furent illuminées; et les piétons, et les cavaliers, et les carrosses arrivèrent en foule.

      Les conviés se composoient des châtelains et des gentilshommes des environs et de quelques villes à la ronde. Le falot à la main, une troupe de valets attendoient sur le porche, et introduisoient dans le grand salon d’été où recevoient le lord comte Cockermouth, en grand costume de commodore, et la comtesse, belle encore et d’une beauté intéressante même à travers une forêt d’atours. Déborah, belle comme sa mère, mais sans chamarrures, pour échapper aux simagrées de bon ton dont son âme préoccupée auroit eu beaucoup à souffrir, se perdoit le plus possible dans la foule, et s’y tenoit modestement cachée comme une violette sous une touffe de feuilles.

      Mais à l’arrivée de l’époux de convention, elle fut arrachée à sa solitude et présentée à toute sa future famille, venue pour conclure le marché. Déborah, d’une façon affable, les salua touts sans dire mot, et paya simplement en révérences leurs congratulations et les madrigaux de son prétendu.

      C’étoit un gentilhomme du comté, jeune premier de quarante ans, issu d’une famille qui avoit été recommandable, autrefois, sous Charlemagne, et qui jadis avoit suivi Guillaume le Conquérant. Ce noble rejeton n’avoit pas dégénéré; l’ambition de ses ayeux l’animoit toujours; seulement, au lieu de conquérir des nations, il conquéroit des filles. Sa vie étoit vouée aux bonnes fortunes. Depuis peu d’années, il étoit revenu de Londres habiter dans le sein de sa famille pour rétablir santé, fort détériorée par ses travaux; et, depuis son retour, la population à l’entour des domaines paternels s’étoit presque doublée. Les paysannes le fuyoient comme la peste, ou comme Daphné fuyoit Apollon; mais, comme Daphné, les pauvres bergères ne se changeoient pas en lauriers. Pour mettre fin à ses débordements, on avoit avisé de lui donner Déborah, qui, en vérité, n’étoit considérée que comme un liniment; et notre graveleux gentillâtre s’étoit prêté volontiers à cette manigance qui lui livroit entre les mains une femme admirable, et de l’argent pour prolonger ses conquêtes sur son déclin. L’argent est le nerf de la guerre.

      Déborah ne le connoissoit que par les renseignements qu’on lui avoit insinués. Mais à la première vue de ce galant, qui exhaloit une forte odeur de libertinage, la plus novice enfant eût ressenti un dégoût insurmontable. Notre nature se révolte d’elle-même au contact de ce qui peut lui être funeste, comme les lèvres répugnent au poison.

      A peine soustraite à l’impertinence obséquieuse de son préposé, Déborah se glissa hors du salon, et courut à son appartement. Là, en grande hâte, elle arracha ses fanfreluches de fête, alluma plusieurs bougies, qu’elle plaça près des croisées, s’enveloppa d’un manteau, et, marchant sur la pointe des pieds et retenant son haleine, descendit au jardin, où elle disparut au milieu de l’obscurité.

      De temps en temps, au salon, lord Cockermouth tiroit sa montre: il étoit dans son fauteuil comme dans un siége de torture, et ne prenoit aucune part aux conversations. A huit heures trois quarts sonnées il se leva, et se promena parmi les groupes de causeurs, laissant errer ses regards sur l’assemblée, qu’il paroissoit dénombrer tacitement; puis il sortit, et se rendit dans la seconde cour intérieure.

      – Qui marche par ici? Est-ce vous, mon commodore?

      – Ah! c’est toi, Chris, parlons bas. Es-tu prêt? l’heure approche.

      – Oui, mon commodore.

      – As-tu ta carabine?

      – Chargée jusqu’à la gueule, mon commodore.

      – L’as-tu vue?

      – Non, commodore.

      – Elle n’est plus au salon.

      – Regardez, son appartement est éclairé: sans doute elle fait ses préparatifs.

      – Va fermer le guichet de la Tour de l’Est et la porte du grand corridor, et nous la tenons prisonnière. Pas de bruit. Fais vite. Je t’attends ici.

      – Maintenant tout est fermé, mon commodore.

      – Bon! suis-moi: prenons l’allée des ifs.

      – Bombardement de sort! mon commodore, le ciel économise sur les chandelles, cette nuit: j’y vois autant par-devant que par-derrière.

      – Tais-toi.

      Arrivés à l’extrémité du clos, il montèrent sur une terrasse ronde qui flanquoit une de ses encoignures; c’étoit une ancienne tourelle presque rasée et remblayée de terre à l’intérieur; à ses pieds se croisoient deux sentiers.

      – J’entends marcher, mon commodore, là, dans le chemin de Killarney.

      – Ne vois-tu pas quelque chose qui passe de long en large?.. Chris, ne te penche pas tant sur le parapet, tu pourrois nous trahir.

      – C’est


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