Madame Putiphar, vol 1 e 2. Petrus Borel
mon amante; veillez bien sur vous. Si nous avons à nous écrire, nous déposerons nos lettres toujours au même lieu.
Solitudes, c’est pour la dernière fois que nous sommes venus vous troubler; vous ne serez plus éveillées par nos gémissements. Merci à vous, qui nous avez prêté tant de fois vos discrets ombrages! Nous vous délaissons à jamais pour une terre lointaine, qui comme vous nous sera hospitalière, et où notre amour trouvera, même au sein des villes et de la foule, le désert et la liberté que nous venions chercher au milieu de vos roches!
Un baiser, Debby.
– Mille!.. Patrick! Patrick, mon beau Coulin!
Déborah, éplorée, avoit jeté ses bras autour du col de Patrick, qui la pressoit sur sa poitrine palpitante, et qui promenoit ses lèvres, encore timides, mais brûlantes, sur son front rejeté en arrière. Ils ne pouvoient rompre leur étreinte; ils ne pouvoient surmonter une attraction qui les lioit.
C’étoit leur premier embrassement, il fut long: entrelacés de leurs bras, bouche à bouche, ils descendirent la clairière dans un si fol enivrement qu’ils dépassèrent le rivage, et entrèrent dans le lit du torrent jusqu’à mi-jambes. Ce péril détruisit le charme qui les possédoit.
Patrick s’enfonça dans le parc, et Déborah reprit le sentier inculte par lequel elle étoit venue. Plusieurs fois, encore, il lui sembla entendre marcher sur ses traces; elle s’arrêtoit pour écouter, mais le bruit cessoit: comme, dans les prés, les cris des gryllons cessent aussitôt que des pas approchent. Plusieurs fois ce froissement la précéda, et des cimes de buissons parurent agitées d’une façon surnaturelle. Une ronce qu’elle frôloit lui enleva son écharpe flottant sur ses épaules: elle rebroussa chemin pour la reprendre; la ronce se balançoit, mais l’écharpe avoit disparu. Sa frayeur devint grande, et précipita sa marche. Arrivée aux derniers taillis du sentier, une explosion d’arme à feu éclata sur sa tête; l’étonnement lui fit jeter un cri et fléchir les genoux: mais, reprenant aussitôt courage, elle descendit dans les fossés du château pour regagner la Tour de l’Est. Là, grands dieux, quelle fut sa stupeur! la poterne qu’elle avoit refermée sur elle, en sortant, se trouvoit ouverte.
VI
A huit heures du matin Chris entra dans la chambre du comte Cockermouth, lui apportant, suivant l’ordinaire, son dentifrice, c’est-à-dire un carafon de rum, qu’il vidoit avant le déjeûner. C’étoit là le seul cosmétique dont son maître faisoit usage.
– Eh bien, Chris, cette nuit, avons-nous fait vigie?
– Mon commodore, depuis que vous m’avez donné des lettres-de-marque, je n’ai pas cessé ma croisière; aussi, ai-je fait bonne chasse et bonne prise.
– Ventre de papiste! est-ce que…?
– Le doute n’est plus possible, mon commodore. Vers une heure du matin, j’entendis marcher dans le corridor de la Tour de l’Est, puis ouvrir et refermer la poterne; je m’élançai aussitôt à la poursuite de qui ce pouvoit être, suivant la même direction, mais à quelque distance. Quand, après avoir descendu par le sentier, j’arrivai à la grille du parc, je vis clairement, et de près comme je vous vois, mademoiselle Déborah qui côtoyoit le torrent. Lorsqu’elle fut proche du Saule-creux, un jeune homme parut tout à coup, et lui vint au-devant: c’étoit, je reconnus de suite sa chevelure et sa voix, monsieur le bouvier Pat! – Ah! mille trombes! si je ne m’étois retenu, mon commodore, sauf votre respect, j’aurois volontiers logé quelques balles dans les reins de ce mirliflore!.. A travers les broussailles, je m’approchai d’eux le plus possible, et j’écoutai: au bout d’une séquelle de choses qui n’étoient pas très-claires pour moi, j’entendis mademoiselle Déborah dire à Patrick: «Ne restons pas ici; ma mère m’a recommandé de nous tenir sur nos gardes: si, par hasard, nous étions espionnés, on pourroit, caché dans ces taillis, nous écouter et nous entendre; montons à la clairière.»
– Ventre de papiste! as-tu bien ouï cela?
– Oui, mon commodore, mot à mot. Ils montèrent donc sur la colline et allèrent s’asseoir sur la roche, au milieu des genêts; là, obligé, pour ne pas me découvrir, de rester assez loin, j’entendois mal leurs dialogues; cependant je puis vous affirmer, mon commodore, que ce brigand de Pat… Ah! si je ne m’étois retenu!..
– Ventre de papiste! ça tourne à mal…
– Voici, mon commodore, le mouchoir de my lord Pat, oublié dans la bruyère, et l’écharpe de mademoiselle Déborah. Je suivois de près mademoiselle à sa rentrée, et, avec votre excuse, mon commodore, je lui ai fait une fameuse peur: caché dans un buisson au moment où elle passoit, j’ai tiré en l’air ma carabine: quelle frayeur! mon commodore, je crois que ça la dégoûtera des maraudes nocturnes.
– Chien-de-mer! imbécile! au lieu de Déborah, c’est Pat qu’il falloit suivre pour lui décharger ta carabine dans la tête…
– Mon commodore, je ne fais rien sans votre ordre; si je n’avois craint de vous déplaire, volontiers, très-volontiers, j’aurois étranglé master Pat, à qui je garde rancune depuis long-temps. Tout à votre service, mon commodore!
Le comte rugissoit de colère, ses pieds rompoient les panneaux de son lit; ses poings frappoient la muraille.
– God-damn!.. Et tu n’as pas tué Patrick!.. hurloit-il. Lâche! va-t’en, va-t’en!
Tout à coup, il se jeta à bas du lit, en brisant sa table de nuit sur le plancher. Il ne se possédoit plus; son sang avoit reflué vers sa tête; ses regards étoient des coups de lance; il arpentoit la chambre traînant ses draps à sa suite; il agitoit ses jambes comme s’il eût voulu écraser quelque chose. Chris demeuroit pétrifié.
– Et tu ne l’as pas tué, Chris! hurloit-il de plus en plus avec rage; il écumoit. Va-t’en! te dis-je, va-t’en! je te briserois!.. Ne vois-tu pas ma colère? Va-t’en, je te tuerois!..
Chris sortit.
Lord Cockermouth, resta immobile un instant, puis soudain se saisit d’un cordon de sonnette, et l’agita violemment en se laissant tomber sur un fauteuil.
Presque aussitôt la comtesse accourut; appercevant le désordre de son époux et le désordre de la chambre, elle demeura stupéfaite à l’entrée.
– Ne m’avez-vous pas sonnée, mylord? Grands dieux! que vous est-il arrivé? Qu’est-ce donc que tout ceci?
Cockermouth, à la voix de son épouse, releva sa tête abattue sur sa poitrine; vainement, il essaya de s’arracher à son fauteuil, la violence l’avoit exténué; sa voix, cassée par la colère, étoit sourde et rauque.
– Ah! c’est vous, madame!.. Bien! toujours votre petit air candide qui vous sied à ravir. Je crois qu’à la potence même vous feriez l’ingénue. Bien! maintenant, prenez l’air patelin, Saint hearted milk-soup!
– Milord…
– Mylady.
– Qu’avez-vous, mon ami, parlez?
– J’ai à me louer de vous, mistress; vous êtes franche, sincère, soumise, obéissante; vous avez de nobles manières de voir et d’agir; vous ne sauriez déroger à votre rang ni à vos devoirs, vous ne sauriez forfaire à l’honneur de ma maison; vous êtes bonne mère, et de bon conseil et de bonne vigilance; recevez mes félicitations empressées.
Toutes ces congratulations étoient dites avec emphase et ornées de rires outrageants.
– Comte, vos plaisanteries sont amères.
– Qui se sent blessé porte la main à sa plaie.
– Expliquez-vous.
– Vous comprenez très-bien.
– Mylord, c’est de l’apocalypse.
– Ah! vous vouliez me jouer, madame l’ingénue! Vous vous êtes toujours fait une loi d’enfreindre mes commandements; vous vous êtes toujours