Madame Putiphar, vol 1 e 2. Petrus Borel
là le merveilleux spectacle que Déborah se plaisoit à venir contempler du haut de la Tour de l’Est, spectacle dont, autrefois avec Patrick, elle ne s’étoit jamais rassasiée.
Que d’heures ils avoient passées là, touts deux, dans la méditation et l’exaltation! Quels lieux auroient pu lui être plus chers? Pas une pierre, pas une dalle où Patrick n’eût gravé leurs chiffres entrelacés, ou quelques dates pleines de souvenirs et de regrets.
Là haut, montés sur cette tour, ils ne pouvoient être entendus que du Ciel: le Ciel est discret confident, le Ciel n’est pas railleur, le Ciel n’est pas perfide.
Et puis, du haut de cette tour, l’œil de Déborah tissoit une toile de rayons d’or pareille à une toile d’araignée: un rayon partoit de la grange de Patrick, un autre du Saule creux du Torrent, un autre des ruines du Prieuré devenu cimetière, cent autres de cent autres lieux où ils avoient herborisé ensemble, où ils avoient lu quelque livre de prédilection.
V
Le timbre fêlé du manoir ayant dit une heure du matin, Déborah, jetée toute vêtue sur son lit, se leva sans bruit et sans lumière, longea le grand corridor de la Tour de l’Est, et descendit jusqu’à une poterne ouvrant sur les fossés à sec du château. Vers l’entrée du parc, à l’aide de quelques arbustes, elle gravit sur la contrescarpe, puis, pour n’être point dépistée, au lieu de suivre la route ordinaire, menant directement à la Gorge du Diable, elle prit un sentier tortueux et presque impraticable.
Plusieurs fois il lui sembla entendre un léger bruit sur ses traces, et s’étant retournée, et n’ayant rien apperçu, elle imagina que ce pouvoit être quelque animal sauvage, ou simplement l’écho de ses pas. Le ciel étoit clair, mais il étoit impossible de rien distinguer à travers les buissons de ce sentier inculte. Parvenue au torrent, elle reconnut dans le lointain la voix de Patrick, qui chantoit une ancienne mélodie sur l’attente. A ce chant elle tressaillit de joie, et quand elle ne fut plus qu’à peu de distance du Saule creux, leur rendez-vous, elle cria le mot de ralliement habituel:
– To be!..
– Or not to be!..
répondit la voix qui chantoit. Et aussitôt un grand jeune homme enveloppé d’une cape sortit des halliers et lui vint au-devant.
– Je vous salue, Déborah pleine de grâce et d’exactitude, dit-il affectueusement en lui prenant une main, qu’il baisa.
– My lord est avec moi, répliqua-t-elle en s’inclinant, je suis bénie entre toutes les femmes.
Pat, mon doux ami, qu’il me tardoit de vous revoir! Oh! si vous saviez! j’ai tant de choses à vous apprendre! tant de choses se sont passées depuis notre dernière entrevue! Pauvre ami, vous chantiez, vous aviez du contentement au cœur. Pourquoi faut-il que je vienne troubler cette félicité! Haïssez-moi, Patrick; je suis votre mauvais Génie.
– Non, vous êtes mon Ange, et je sais tout. Ce soir j’errois à l’entrée du parc, tourné vers la Tour de l’Est, où je croyois vous appercevoir, quand, dans l’allée d’Ifs, je rencontrai madame la comtesse votre mère, qui se promenoit seule. Après m’avoir fait le plus gracieux accueil, peu à peu, avec de grandes préparations, elle en vint à me parler de ce qui se passoit, et à me prier de rompre à jamais avec vous, puis, elle en vint à me faire de violents reproches pour avoir conservé des rapports secrets, et pour avoir trompé sa vigilance; puis, enfin, elle m’intima, elle m’ordonna solemnellement de cesser nos relations. «Je ne suis pas insolente, je ne veux pas vous humilier, m’a-t-elle dit en me quittant, mais quand on s’oublie jusqu’au point où vous vous oubliez, il est bon de faire ressouvenir! Pat, ajouta-t-elle en me tutoyant d’un air de mépris, où en veux-tu venir? Déborah, c’est ma fille! c’est la comtesse Cockermouth! Et toi, Pat, tu n’es qu’un lourdaud!»
– Vous, maltraité ainsi, Patrick! Oh! je vous demande pardon des calices amers que je vous fais boire. Et c’est pour moi, et c’est à cause de moi que vous souffrez de telles angoises!.. Mais, grand Dieu! qu’avez-vous donc, Patrick? votre visage est tout balafré?
– Madame la comtesse votre mère venoit de s’éloigner: je m’enfonçois plus avant dans le parc, tête basse, marchant plongé dans de fâcheuses rêveries, quand j’entendis le galop d’un cheval remontant la même avenue: c’étoit le comte, qui faisoit manœuvrer Berebère, sa belle cavale. Aussitôt qu’il m’apperçut; il piqua des éperons, vint droit à moi, me frôla au passage en me saluant d’un seul mot, porc! et me brisa sa cravache sur le front.
– Pauvre ami!.. De grâce, Patrick, ne vous appuyez pas sur cette épaule; je suis blessée.
– Vous aussi, Debby?..
– Ce n’est rien: une chute… Non, Pat, je vous trompe, c’est aussi une violence de mon père. Ce matin, au déjeuner, il m’a lancé un pot d’étain, qui, heureusement, ne m’a frappé que l’épaule.
– Noble amie, vous le voyez, c’est de moi que découlent touts vos maux; il est temps enfin que je tarisse la source de vos douleurs.
– Non, en vérité, vous n’êtes point la source de mes maux, non plus que moi la source de vos souffrances. Maux et souffrances, joie et bonheur nous sont communs comme à toute double existence confondue, comme à toute vie accouplée. Ma destinée s’est mêlée à la vôtre, la vôtre s’est mêlée à la mienne; si l’une des deux est fatale, elle entraînera l’autre: tant pis! Qui vous frappera me heurtera, qui vous aimera m’aimera; tout est doublé et allié par l’amour, mal et bien. L’orage qui renverse le chêne renverse le gui; le chêne ne dit pas au gui, je suis cause de tes maux; le gui ne dit pas au chêne, j’ai enfanté ta ruine; ils ne disent point, je souffre et toi aussi: ils disent, nous souffrons.
Patrick, ne demeurons pas en ce lieu touffu; ma mère m’a fait promettre que nous nous tiendrions sur nos gardes. Si par hasard nous avions été suivis, on pourroit, se glissant parmi ces taillis, nous approcher et surprendre notre conversation. J’ai des choses à vous demander qui veulent un profond secret. Gravissons sur le coteau, montons à la clairière, nous nous y assiérons sur ce roc isolé, où nous ne pourrons être ni approchés, ni trahis.
– Nous ne sommes encore que dans l’adolescence, Debby, et voici déjà que, semblables aux vieillards, désormais nous n’allons vivre que de souvenirs. Depuis long-temps notre bonheur déclinoit; aujourd’hui, il a passé sous l’horizon; aujourd’hui, notre astre s’est couché. La nuit et toutes ses horreurs va descendre en notre âme. – Mais l’avenir comme le présent est à Dieu: que sa volonté soit faite!
Combien il est déjà loin de nous ce temps où nous pouvions ensemble prendre librement nos ébats; ce temps où l’aristocratie n’avoit point encore tracé un sillon entre nous, et n’avoit point dit: Ceci est noble, et ceci est ignoble; ceci est de moi, et ceci est du peuple; ce temps où mes caresses n’étoient point une souillure, où ma compagnie n’étoit point un outrage; combien il est loin de nous aussi ce temps postérieur où, durant les absences de votre père, quoique avec réserve et discrétion, il m’étoit permis de vous aimer, de vous voir, d’étudier dans vos livres et d’herboriser avec vous par les bois et par les montagnes. Qu’avec plaisir je me rappelle nos petites querelles botaniques, nos controverses sur le classement de nos herbiers, sur le genre, la famille et les vertus pharmaceutiques de nos simples. Que de soins nous apportions à nos jardinets, que de sollicitude pour nos pépinières!..
Aujourd’hui, un fossé est creusé entre nous! fossé que la noblesse a tracé autour d’elle, comme Romulus autour de sa ville naissante; fossé que l’on ne peut franchir comme Rémus qu’aux dépens de sa vie. Ce n’est pas que je reculerois devant un abyme, si je n’entraînois une femme en ma chute, et si cette femme, Debby, n’étoit vous! Que Dieu me garde à jamais d’être pour vous une pierre de scandale!
– Mais, c’est maintenant que nous sommes dans le profond de l’abyme, et qu’il faut que nous en sortions touts deux; me comprenez-vous