Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin

Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV - Bussy Roger de Rabutin


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pas de s'y rendre, et particulièrement le duc de La Feuillade, qui s'y trouva des premiers. Dès que le Roi eut paru en robe de chambre30, on remarqua d'abord cette petite égratignure qu'il avoit au visage. Les courtisans se regardèrent tous, pour se demander les uns aux autres la cause de ce qu'ils voyoient; mais personne n'osa en parler au Roi. Ce monarque, qui connut d'abord le sujet de leur étonnement, et qui avoit assez près de lui le duc de La Feuillade, lui dit à l'oreille: «la belle a été cruelle.» Ce mot fut entendu de quelques-uns des courtisans, et il fut su à la cour et jusques dans les provinces; mais personne ne devina quelle étoit cette cruelle qui avoit ainsi traité le Roi, et qui lui faisoit porter des marques de sa rigueur. Il n'y eut que le duc de La Feuillade qui comprît d'abord ce que c'étoit.

      Après que ce prince fut habillé, il témoigna qu'il vouloit être seul une demi-heure, et il ne retint auprès de lui que le duc de La Feuillade. – «Eh bien! lui dit le grand Alcandre, tu vois que je porte des marques de mon dernier combat. – A la bonne heure, Sire, lui dit le duc, pourvu que vous ayez remporté la victoire; vous savez que l'Amour, aussi bien que Mars, aime quelquefois à se baigner dans le sang. – Je t'assure pourtant, dit le Roi, que ce n'est pas à l'Amour que je dois me plaindre de celui qu'on m'a fait répandre cette nuit, et dont je porte les marques. – Mais quoi, Sire, lui dit le duc, n'alliez-vous pas comme ami vous présenter devant cette place? D'où vient qu'on vous a traité comme un ennemi? Vous alliez trouver cette femme non pas comme amant, mais comme mari; est-ce que les rigueurs s'étendent jusqu'à son époux? Car je ne puis pas comprendre que, l'étant allé trouver la nuit, elle ait pu vous reconnoître, ni vous prendre pour un autre que pour le comte. – Il faut donc te dire ce qui en est,» répartit le Roi, et alors il lui raconta comment il étoit entré dans la chambre de la comtesse; de quelle manière il s'étoit glissé dans son lit pendant qu'elle dormoit; comment, après s'être réveillée, elle avoit souffert quelques-unes de ses caresses, le prenant toujours pour son mari. «Enfin, ajouta-t-il, les affaires alloient jusque-là le mieux du monde; j'allois me rendre maître d'une place qui m'a toujours résisté, lorsqu'une maudite verrue que j'ai aux reins, sur laquelle elle porta fortuitement la main, éventa la mine et me découvrit. – Quoi, si peu de chose, reprit le duc, la fit entrer en soupçon? – Cela l'obligea à parler, lui dit le Roi, et à me demander depuis quand j'avois cette marque sur le corps; et, voyant qu'on ne lui répondoit point, elle ne douta plus qu'on ne l'eût trahie. Elle sauta promptement du lit, elle me repoussa, et elle alloit appeler ses gens. Enfin, au lieu qu'avant cela, elle étoit douce comme un mouton, après qu'elle eut touché cette fatale verrue, ce ne fut plus qu'une tigresse et une lionne, qui ne répondit à mes caresses qu'à coups de griffes, et qui m'a mis en l'état où tu me vois. De sorte que, voyant qu'il n'y avoit rien à gagner que de la honte pour moi, je me retirai tout doucement. – Il faut avouer, dit alors le duc, qu'en amour aussi bien qu'en toute autre chose, il y a de fatales conjectures. Qu'une petite verrue qui n'est pas, peut-être, plus grosse que la tête d'une épingle, arrête et fasse échouer un dessein si bien concerté31! Je ne m'étonne plus, après cela, si la remore32, qui n'est qu'un petit poisson, arrête tout court les plus grands vaisseaux, puisque si peu de chose s'oppose au bonheur du plus grand monarque du monde. – Mais il y a cette différence, répondit le Roi, c'est que je portois avec moi cette maudite remore qui a rompu tous mes projets amoureux, et a repoussé tout-à-coup mon vaisseau, qui alloit entrer à pleines voiles dans le port33. – Permettez-moi de dire à Votre Majesté, répliqua le duc, qu'elle ne devoit pas sitôt abandonner son entreprise, et qu'elle auroit peut-être bien fait de se donner à connoître à la comtesse, pour l'empêcher de faire du bruit. Que sait-on, ajouta le duc, si, dans la pensée où elle étoit que ce fût quelqu'un de ses domestiques, qui, profitant de l'absence du comte, avoit eu l'audace de se glisser dans son lit, elle a paru si transportée de rage? Ces sortes d'attentats ne sont pas sans exemple; l'Amour hasarde tout, et ce n'est que par un pareil stratagême que cette espèce de gens peut réussir dans une entreprise de cette nature, ayant affaire surtout à des femmes qui sont de l'humeur de cette comtesse. Mais toute tigresse qu'elle est en fait d'amour, elle auroit été douce comme un mouton si elle eût reconnu d'abord que c'étoit Votre Majesté qui la tenoit embrassée. – Ah! que me dis-tu, répliqua le grand Alcandre, veux-tu me désespérer? N'est-ce pas assez, pour me faire mourir, d'avoir manqué la plus belle occasion où un amant se puisse trouver? Faut-il que tu m'assassines de plus fort, en voulant me persuader que c'est par ma faute que je suis tombé dans ce malheur? Mais comment pouvois-je espérer de toucher cette insensible en me faisant connoître? elle qui m'a toujours rebuté, elle qui a méprisé mon sceptre et ma couronne, et ma vie même, que j'ai voulu lui sacrifier pour tâcher de la fléchir? Non, non, je ne me flatte point là-dessus; elle ne m'a reconnu que trop, et ce n'étoit que par la voie dont je me suis servi que je pouvois venir à bout d'une femme qui n'est pas faite comme les autres, et qui n'aime que son mari. En puis-je douter après ces terribles paroles, «qui que tu sois, si tu ne me laisses, je t'arracherai les yeux, et j'appellerai mes gens?» Tu vois que je porte les marques de cette furie; et plût à Dieu qu'elle en eût le visage comme elle en a le cœur! je ne serois pas si malheureux. Comment peux-tu croire, après cela, qu'elle se seroit adoucie si je me fusse fait connoître après en avoir été rebuté tant de fois? Je crois que ma retraite fut sage, et que le meilleur parti que j'avois à prendre, étoit de sortir sans bruit de la chambre de la comtesse, comme j'y étois entré. Quel affront pour moi, de me voir assiégé d'une foule de pages et de laquais, qui eussent été les témoins de ma honte! Tout Roi que je suis, je n'aurois pas échappé aux railleries secrètes de mes courtisans; tu sais, cher La Feuillade, combien je suis sensible à de pareils coups. Je n'ai jamais pu les pardonner à Vardes34 et à Bussi35, qui s'étoient émancipés jusque-là. Enfin, que veux-tu que je te dise? ajouta ce monarque affligé; je tenois entre mes bras ce que j'aime le plus dans le monde; je me croyois au comble de mes désirs, et je ne sais quel malheur, que je traîne après moi, m'a fait échouer tout d'un coup de la manière du monde la plus fatale; jamais monture plus douce et plus maniable dans mes premières approches; mais je ne sais quelle mouche lui fait prendre aux dents36, la met en fureur contre moi, et m'en laisse de tristes marques. – Il n'importe, Sire, dit le duc au Roi, pour le consoler; il faut que V. M. tâche de remonter sur sa bête. —37 Voilà la deuxième fois que j'ai failli la prendre, dit le Roi, et je ne vois que trop la vérité du présage que j'eus à la chasse où étoit le comte, lorsque je manquai deux fois un sanglier. La comtesse est ce sanglier que je n'ai pu blesser encore, et qui m'a mis dans l'état où tu me vois. Pour moi, je crois, ajouta-t-il, que cette femme n'est pas faite comme les autres, et si je ne l'avois pas bien maniée, je croirois qu'elle n'est pas de chair, mais de quelque autre matière. – Vous verrez, Sire, qu'elle ne sera pas toujours insensible, lui dit le duc; assurez-vous que vos coups ne seront pas perdus, ils feront leur effet tôt ou tard. Savez-vous, ajouta-t-il, que la main d'un amant qui manie le corps de sa maîtresse, a un certain charme secret qui éveille en elle de certaines idées dont elle ne peut se défendre? Qu'elle fasse la farouche tant qu'elle voudra; cela lui revient de temps en temps dans l'esprit; son imagination en est doucement chatouillée, et l'on peut dire que c'est un germe qui doit produire un fruit auquel l'amant ne s'attend pas. Enfin, l'attouchement d'un homme amoureux envers une femme qu'il aime, est comme celui d'un chien enragé, dont la seule écume produit la rage, quoique cela n'arrive que plusieurs années après. Ainsi je ne doute pas que ce que la comtesse a déjà senti de votre part, et lorsque vous la trouvâtes endormie la première fois, et lorsque vous la poussâtes de si près, au vallon de la forêt de Fontainebleau, et les privautés que vous avez eues avec elle la nuit passée, je ne doute pas, dis-je, que tout cela ne soit un secret poison dans son cœur, qui fera éclater enfin la fureur de l'amour. N'en doutez point, Sire, je sais un peu comment les femmes sont faites. Tenez-vous seulement à l'écart, faites un peu le froid avec elle, et vous verrez qu'elle regrettera peut-être l'occasion qu'elle a perdue. Les femmes négligent ce qu'elles peuvent avoir à toute heure, mais elles font bien des pas pour retenir ce qu'elles craignent


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<p>30</p>

Voyez ci-dessus, p. 25, note 14.

<p>31</p>

C'est la pensée de Pascal, sur le nez de Cléopâtre et le grain de sable de Cromwell.

<p>32</p>

Remora. Furetière conteste déjà l'opinion de Pline et de tous les anciens qui, après lui, attribuaient au remora la force d'arrêter un vaisseau dans sa course: «mais les modernes tiennent que c'est une fable.»

<p>33</p>

La 1re édition de ce petit roman, reproduite par M. Paul Lacroix, remplace le passage qui suit par un texte tout différent, que nous reproduisons ci-dessous:

« – Je suis bien aise, répliqua le duc, que Votre Majesté soit en humeur de railler sur cette aventure, et si vous n'étiez pas mon roi, je dirois encore une plaisanterie qui m'est venue dans l'esprit sur le malheur qui vient de vous arriver.

«Le Roi lui permit de dire tout ce qu'il voudroit, ne cherchant qu'à dissiper son chagrin. – Je ne puis penser à la fatalité de votre aventure, dit alors le duc, qu'il ne me souvienne de ce que j'ai ouï dire autrefois d'un certain Martin qui, ayant un âne noir, voulut faire une gageure qu'on n'y trouveroit pas un seul poil d'une autre couleur. Aussi étoit-il noir depuis les pieds jusques à la tête. Cependant il y eut un homme qui se présenta pour faire cette gageure. Il offrit de payer le prix de l'âne s'il n'y remarquoit aucun poil qui ne fût noir, et le maître de la bête s'engagea à la lui livrer s'il trouvoit un seul poil d'une autre couleur. La chose étant ainsi arrêtée entr'eux, il se trouva que la bête avoit un poil qui étoit grisâtre, mais si menu qu'il ne paroissoit que comme un point; ce qui fut cause que son maître la perdit, et de là est venu ce proverbe: pour un point, Martin perdit son âne. Et vous, Sire, pour quelque chose de semblable, vous avez perdu la comtesse, qui, sans cela, ne pouvoir pas vous échapper.

«Le Roi ne fit que rire de cette plaisanterie, et dit qu'effectivement il ne s'étoit jamais aperçu de cette marque sur son corps. Cependant, ajouta-t-il, c'est ce qui m'a fait perdre la bête que je tenois sans cela. Voilà la deuxième fois… etc.»

<p>34</p>

Voy. t. I, p. 272, et passim, à la table.

<p>35</p>

Voy. t. I, préface.

<p>36</p>

Nous dirions prendre le mors aux dents.

<p>37</p>

A partir de cette réplique du Roi, les deux textes se confondent. – Voy. p. 88, note 33.