Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin

Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV - Bussy Roger de Rabutin


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plaisirs imparfaits qu'elle a goûtés avec vous, et craignant de ne les retrouver plus, elle désirera que vous acheviez ce qui n'est que commencé; et peut-être même qu'elle vous en prieroit si la pudeur de son sexe ne la retenoit. Voilà, Sire, comment les femmes sont faites, et vous en savez plus que moi sur ces matières.»

      Le grand Alcandre fut ravi d'entendre raisonner le duc d'une manière qui flattoit si fort sa passion. Il approuva son conseil, et, sans affecter de fuir la comtesse, il ne témoigna plus pour elle les mêmes empressements. Cette belle inhumaine ayant vu le Roi à la messe, fut confirmée dans l'opinion qu'elle avoit, que c'étoit lui-même qui l'étoit venu trouver au lit. Elle prit garde d'abord aux marques qu'il en portoit sur son visage, et elle ne put voir sans quelque émotion ces effets de sa cruauté. Son cœur sentit dans ce moment quelque chose de plus tendre qu'à l'ordinaire; elle fut touchée de compassion pour cet amant malheureux; et, faisant réflexion à toutes les basses démarches que ce grand prince avoit faites, et qui ne pouvoient partir que d'un cœur amoureux jusqu'à la folie, peu s'en fallut qu'elle n'eût quelque espèce de honte d'avoir été si sévère en son endroit, dans un temps où la cruauté, parmi les femmes du beau monde, étoit si peu à la mode. Elle voyoit qu'elle avoit perdu la plus belle occasion du monde pour accommoder son amour avec son devoir, en feignant de croire que celui qui avoit pris la place de son époux étoit son époux lui-même. Mais comme cette feinte ne la mettoit pas à couvert des reproches de sa conscience, elle rejetoit cette pensée comme une dangereuse tentation, et, sa vertu reprenant le dessus, elle se contenta de faire bon visage au Roi, sans lui accorder rien de solide. Voilà quel étoit l'état de nos deux amants: la comtesse, plus adoucie, étoit résolue de paroître moins sévère; et Alcandre piqué de ressentiment, se voulut montrer plus froid et plus réservé.

      Quelques jours se passèrent de cette manière, pendant lesquels le Roi parut de plus belle humeur, et plus magnifique qu'à son ordinaire. Mais il vivoit avec la comtesse comme un homme tout-à-fait guéri de sa passion, ou du moins comme un amant qui n'espère plus, qui a épuisé tous ses soins et toute sa tendresse, et qui ne cherche que les plaisirs, les jeux et les divertissements. Cependant, bien loin de témoigner le moindre chagrin contre elle, il lui faisoit beaucoup de civilités, mais de la nature de celles que tous les cavaliers rendent aux dames, et où il ne paroissoit pas que l'amour eût la moindre part. Pas le moindre mot, pas un seul regard qui marquât quelque tendresse; et le meilleur de tout cela, c'est qu'il n'y avoit rien de forcé ni de contraint; tout paroissoit naturel, et qui auroit vu le Roi agir de cette manière avec la comtesse, ne l'auroit jamais jugé amoureux. Elle-même s'y trompa toute la première, et elle crut effectivement que le Roi ne sentoit rien pour elle, et qu'il étoit tout-à-fait guéri. Une façon d'agir si peu attendue la surprit étrangement. Si elle eût trouvé le Roi chagrin, ou qu'il eût été froid avec elle, elle s'en seroit consolée; mais un procédé si civil et si tendre faillit la déconcerter.

      Un jour qu'elle se trouva près de ce prince, elle voulut prendre un air radouci et plus tendre qu'à l'ordinaire; le Roi, qui le vit fort bien, fit semblant de n'y prendre pas garde, et d'avoir l'esprit ailleurs, et, comme elle vouloit le rengager, elle le jeta insensiblement sur des matières de galanterie, où le Roi répondit toujours fort à propos, sans faire ni le doucereux ni le sévère. – «Pour moi, quand j'étois en état d'avoir des amants, disoit-elle, je n'aimois pas qu'ils se rebutassent d'abord comme plusieurs que je connois. – Vous aviez raison, Madame, lui dit le Roi, d'être dans ce sentiment, et je trouve que n'est guère aimer si l'on n'essuie toutes les rigueurs d'une maîtresse. – Il n'est pas juste pourtant, ajoutoit-elle, qu'une maîtresse abuse de son pouvoir, et exerce une autorité tyrannique sur ses amants. – Pourquoi non, Madame? répondit le grand Alcandre; chacun peut user de ses droits; une maîtresse ne doit rien à son amant, et c'est à lui à prendre parti ailleurs, s'il n'est pas content.»

      La comtesse entendant parler le Roi d'une manière si désintéressée, sur une affaire où elle avoit cru qu'il avoit tant d'intérêt, ne pouvoit cacher le dépit secret qu'elle en avoit dans le cœur. – «Les dames vous sont bien obligées, dit-elle au Roi, de défendre si bien leurs droits; et que je m'estimerois heureuse d'avoir un tel avocat! – Comme vous n'avez aucun intérêt à ces sortes de disputes, mes soins vous seroient fort inutiles, répondit le grand Alcandre. – On ne peut pas savoir ce qui peut arriver, lui dit la comtesse. – Alors on y pensera,» lui dit le Roi, et en disant cela, il alla joindre la Montespan, qui traversoit la galerie pour entrer dans la chambre de la Reine.

      Les dames, et surtout celles qui sont naturellement fières, ne connoissent jamais bien qu'elles aiment un amant que lorsqu'elles croient l'avoir perdu. C'est ce qu'éprouva la comtesse en cette rencontre; cette fière personne, qui avoit reçu les hommages d'un grand Roi sans en être fort émue, le fut beaucoup plus qu'on ne sauroit dire, quand elle crut que cette conquête lui alloit échapper. Elle commença de sentir le plaisir qu'il y avoit d'être aimée, lorsqu'elle ne l'étoit plus, car elle le croyoit ainsi, et il lui arriva comme à ceux qui ne connoissent le prix de la santé qu'après qu'ils l'ont perdue.

      Le Roi, qui lisoit dans le cœur de la comtesse, étoit charmé d'avoir suivi le conseil que son confident lui avoit donné, puisqu'il s'en trouvoit si bien. – «Je vois bien, dit-il à ce duc, quand il se trouva seul avec lui, qu'il en est de l'amour comme de la guerre, et que le plus grand coup d'un habile capitaine est de savoir battre son ennemi en retraite. C'est ce que je fais, cher La Feuillade, à l'endroit de la comtesse, et je vois que j'ai plus avancé mes affaires en trois jours, en tenant cette conduite, que je n'avois fait pendant six mois. – Continuez seulement de cette manière, lui dit cet habile confident; faites semblant de vous retirer devant cette fière ennemie; laissez-lui gagner du terrain tant qu'elle voudra, et quand vous aurez assez reculé, donnez-lui un coup fourré.» Cela fit rire le Roi, qui lui répondit d'un air content: «Je me suis si bien trouvé de tes conseils, que je les veux suivre aveuglément.»

      La Reine ayant fait ses couches, la Cour s'en retourna à Versailles, et le Roi résolut de faire la plus magnifique fête qu'on eût encore vue. C'étoit au commencement de mai38, qui est la saison de l'année la plus belle et la plus riante, et où tout ce qu'on voit semble inviter à l'amour. Cette fête dura neuf jours39, pendant lesquels le Roi traita plus de six cents personnes; le bal, la comédie, la musique, les carrousels, les mascarades, rien n'y fut oublié. Je ne ferai pas la description de toutes ces magnificences qu'on peut voir ailleurs; il suffit de dire que tout cela se passa, non pas dans le château, qui auroit été trop petit, mais dans ce beau parterre40 qui est un assemblage de bois, de fontaines, de viviers, d'allées, de grottes, et de mille diversités qui surprennent agréablement la vue. On y avoit tendu de hautes toiles, on y avoit fait un grand nombre de bâtiments de bois, peints de diverses couleurs, et un nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche, qui suppléoient41 à plus de quatre mille bougies, rendoient les nuits plus belles et plus charmantes que les plus beaux jours de l'année. Enfin, on peut dire que cette plaine étoit un camp magnifique, où plusieurs palais enchantés parurent dans un moment.

      Cette grande fête commença par divers ballets, où le Roi lui-même, Messieurs les princes du sang, et plusieurs autres seigneurs parurent sur les rangs. Les festins, la comédie et tous les autres divertissements suivoient tour à tour, et alloient en augmentant. La nuit même ne les faisoit pas cesser, ou pour mieux dire, il n'y avoit pas de nuit, à cause du grand nombre de flambeaux qui éclairoient tous les endroits du bois. On peut juger si cet agréable mélange de tant de différentes personnes de l'un et l'autre sexe, ce grand concours de monde, cette confusion du jour et de la nuit, cette liberté qu'inspirent les plaisirs champêtres, et enfin cette joie qui accompagne les grandes fêtes, et qui fait que grands et petits, hommes et femmes, se mêlent sans distinction; on peut, dis-je, juger si ces charmants désordres étoient propres pour les aventures et pour les mystères d'amour.

      Le Roi qui ne songeoit qu'à se rencontrer seul avec la comtesse en quelque lieu écarté du bois, fit naître diverses occasions, dont une lui parut réussir enfin. Le troisième jour de cette fête, qui finit à l'ordinaire par un magnifique festin, le Roi proposa une mascarade après le souper, où chacun,


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<p>38</p>

Erreur. Voir ci-dessus, page 31, note 16.

<p>39</p>

Nous sommes en 1672. Il s'agit évidemment des divertissements donnés à Versailles par le Roi à toute sa cour à cette époque. La relation qui en a été publiée répartit ces fêtes en six journées.

<p>40</p>

Furetière définit un parterre: «la partie d'un jardin découverte où on entre en sortant de la maison.»

<p>41</p>

Qui s'ajoutoit à plus de…