Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin

Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV - Bussy Roger de Rabutin


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en bergers et en bergères, les autres en guerriers et en amazones, d'autres en sauvages42, et chacun prit la forme qui lui convenoit le mieux, ou qu'il jugea la plus propre à ses desseins. On n'a pas bien su quelle fut celle du grand Alcandre et de la comtesse, mais on sait bien que cette dernière ne put pas se déguiser si bien que son amant ne sût les habits et le masque qu'elle devoit prendre. Il seroit trop long de dire tout ce qui se passa dans cette belle mascarade. Chacun y joua son rôle à la faveur de la nuit, de l'épaisseur des arbres, et du masque qu'il portoit sur le visage. Tout cela rendoit aussi les dames plus hardies, et les disposoit à être plus facilement trompées.

      La Montespan ne manqua pas de se prévaloir d'une si belle occasion pour jouer à sa rivale quelque mauvais tour, et pour la perdre de réputation, si elle ne pouvoit la détruire dans le cœur du grand Alcandre. Elle sut, par le moyen d'une fille de la comtesse, qu'elle avoit gagnée, de quelle manière sa maîtresse se déguiseroit, et quel masque elle devoit porter. Elle pria cette fille de lui en donner un semblable, ce qu'elle fit; et la Montespan imita si bien la comtesse dans tous ses ajustements, qu'il n'y a personne qui ne s'y fût trompé, car leur taille étoit à peu près la même, et quand il y auroit eu quelque différence, le déguisement empêchoit de la remarquer. Le dessein de cette malicieuse femme étoit de se divertir comme tous les autres, et de voir si, sous ce déguisement tout à fait conforme à celui de sa rivale, elle pourroit tromper le Roi, et découvrir ainsi le secret de leur intrigue. Mais ce qu'il y avoit de plus malin, c'est qu'elle espéroit par là de décrier la comtesse, de la perdre dans l'esprit de son mari, en faisant courir le bruit, sous cette fausse apparence, que sa femme avoit un commerce secret avec le Roi, et qu'on les avoit trouvés ensemble la nuit de cette mascarade.

      Dans cette pensée, la Montespan, qui ne doutoit pas que le grand Alcandre ne se fût informé exactement de quelle manière la comtesse seroit habillée, fit tout ce qu'elle put pour joindre le Roi, et pour tâcher de lui faire prendre le change. La chose ne lui fut pas difficile, parmi cette confusion de masques qui passoient et repassoient en divers endroits du bois. Comme chacun s'écartoit, les uns d'un côté, les autres d'un autre, pour faire quelque bon tour, à la manière ordinaire des masques, le hasard, ou, pour mieux dire, le dessein, fit en sorte que le Roi se trouva seul avec la prétendue comtesse, dans un endroit assez reculé, où il y avoit un petit cabinet et de longs siéges de gazon en forme de lit de repos. Il n'y avoit dans cet endroit que quelques bougies, dont le vent éteignit quelques-unes, et celles qui restoient le furent par quelque masque qui vouloit favoriser ces deux amants, et peut-être par le grand Alcandre lui-même. Quoi qu'il en soit, les voilà tous deux dans une nuit sombre, abandonnés à la garde de l'amour et sur leur bonne foi.

      La Montespan, qui craignoit que le Roi ne l'eût tout à fait oubliée, fut la première à parler et à lui dire: – «Avouez, Sire, que vous êtes bien attrapé, et que mon masque vous a trompé; vous avez cru d'être avec une autre, et le hasard a voulu que vous vous trouviez avec une personne qu'apparemment vous ne cherchiez pas.» Ce discours étoit assez ambigu, et on pouvoit l'appliquer à la comtesse; aussi le Roi ne douta point que ce ne fût elle-même quand il vit son masque et ses habits; et quoique la voix de celle qui lui parloit fût un peu différente de celle de la comtesse, il crut que le masque qu'elle avoit sur le visage faisoit cet effet. La prenant donc pour sa nouvelle maîtresse, il répondit à ce qu'on venoit de lui dire: – «Le hasard est quelquefois plus sage que nous, et puisqu'il m'a mené jusqu'ici, je veux bien m'abandonner aveuglément à sa conduite, et si vous m'en croyez, vous en userez aussi de même: profitons de cette belle occasion, ma chère comtesse.» En disant cela, il porta un de ses bras sur le cou de sa maîtresse, la serra fort amoureusement, et lui prit quelques baisers. La Montespan, qui vit que le Roi donnoit de lui-même dans le panneau, voulut se donner le plaisir d'une si agréable aventure; et pour mieux imiter la comtesse, elle fit quelque temps la difficile. Le grand Alcandre, qui vouloit absolument se satisfaire, lui dit: – «Madame, vous savez à quel point je vous aime, une si longue résistance me va porter au désespoir; votre vertu n'a que trop longtemps combattu, et j'attends aujourd'hui de vous la fin de toutes mes peines. – Eh! je croyois que vous ne pensiez plus à à moi, lui dit la fausse comtesse. – Et à qui penserois-je qu'à vous? lui dit cet amant passionné; vous êtes mon cœur et ma vie; ne me faites donc plus languir; je meurs si vous n'avez pitié de moi.»

      La dame, à qui ce discours s'adressoit, rioit de tout son cœur, entendant parler ainsi le Roi. – «Contentez-vous, lui dit-elle, d'avoir un entretien secret avec moi. – Et de quoi me sert cet entretien, lui dit le grand Alcandre, qu'à me rendre plus malheureux, si je ne puis satisfaire mon amour? Encore un coup, ma chère comtesse, prenez pitié d'un amant qui va expirer à vos pieds, si vous ne le soulagez promptement. Que je sois heureux au moins dans ce moment; après cela, faites-moi tout ce qu'il vous plaira; sacrifiez-moi, si vous voulez, à votre ressentiment; je me figure avec vous des plaisirs infinis; ne me les refusez pas, et s'il faut ensuite les payer de tout mon sang pour satisfaire ce vain honneur que vous m'opposez toujours, je suis prêt à le répandre.»

      La dame, qui n'étoit pas une roche, et qui n'avoit pas accoutumé d'être si cruelle au grand Alcandre, l'entendant parler d'une manière si passionnée, s'imagina aussi elle-même des douceurs nouvelles, avec un amant si tendre et si éperdu d'amour; et, quoique cela ne s'adressât point à elle, mais à sa rivale, elle fut bien aise d'en profiter, et de rappeler ces doux moments qu'elle avoit passés avec le Roi, la première fois qu'elle en fut aimée. Cependant, pour mieux jouer le rôle de la comtesse, elle se défendit autant qu'elle put. Quand le Roi vit qu'elle commençoit de se rendre, il la pria d'ôter son masque; elle lui répondit qu'elle ne sauroit y consentir, qu'il perdroit lui-même beaucoup à cela, et que ce voile la rendoit plus hardie. Enfin, après mille petites façons, qui faisoient enrager le grand Alcandre, elle se laisse pencher doucement entre ses bras, et voulant toujours contrefaire une femme qui n'a jamais connu d'autre homme que son mari, elle se défend encore, mais foiblement; et imitant les derniers abois d'une chasteté mourante, elle pousse un profond soupir, et tombe à demi-pâmée dans les bras de son amant. Le grand Alcandre ne se sentant plus lui-même, et transporté d'une joie extraordinaire de se voir, après tant d'écueils et tant de naufrages, arrivé heureusement au port, se prépare d'y entrer avec toute la force et toute l'ardeur de l'amant le plus passionné; lorsque, par une funeste disgrâce, il se vit arrêté tout court:

      Près de goûter mille délices,

      Ce triste et malheureux amant

      Vit changer son contentement

      En de très-rigoureux supplices.

      Un trop grand excès d'amour, un transport de joie, trop de précipitation, ou peut-être une trop longue attente, l'ardeur, le désir de bien faire, la crainte d'échouer, une grande dissipation d'esprits, et je ne sais quelle constellation maligne qui présidoit sur son amour, troublèrent tellement le grand Alcandre, qu'il ne se connut plus lui-même, et, sur le point de se voir le plus heureux de tous les amants, il tomba dans la plus cruelle disgrâce qui puisse arriver en amour. Enfin ce malheureux amant se trouva sans armes, lorsqu'il crut que sa maîtresse n'étoit plus en état de lui résister.

      La fausse comtesse, qui s'aperçut bien de son malheur, ne fit pas semblant de le connoître, et revenant de son feint assoupissement, elle dit au grand Alcandre: – «Nous nous arrêtons ici trop longtemps; que pourra-t-on dire de nous? – Vous avez raison, Madame, lui répliqua-t-il, nous ne faisons rien ici; mais on ne peut rien dire qui vous fasse tort, quand on sauroit même ce qui s'est passé.»

      Comme le grand Alcandre achevoit de parler, on vit venir du monde de divers endroits, où ils se mêlèrent eux-mêmes, sans qu'on y prît garde; après cela, chacun alla se reposer le reste de la nuit.

      Qui pourroit représenter les inquiétudes où étoit le grand Alcandre, après le malheur qui venoit de lui arriver? Il éprouva tout ce que le déplaisir, la honte et le désespoir ont de plus cruel: – «Faut-il, disoit-il, que ce moment favorable que j'avois tant désiré, soit le plus fatal et le plus malheureux de ma vie? Que le seul moment où celle qui m'a tant fait souffrir se vient jeter entre mes bras, me devienne inutile par ma lâcheté! C'est un affront que je ne puis me pardonner à moi-même. Toutes mes autres disgrâces n'étoient rien en comparaison


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<p>42</p>

Voir sur ces costumes l'intéressant ouvrage de M. Ludovic Celler: Les décors, les costumes et la mise en scène au xviie siècle, 1 vol. in-12. Paris, Liepmannsohn et Dufour, 1869.