Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin
vanité, de tenir quelque temps contre les attaques d'un grand Roi, auquel jusqu'ici rien n'a résisté? C'est déjà beaucoup, qu'on vous ait entendu; mais c'est encore plus qu'on vous l'ait fait connaître; car pour le premier, il n'y a pas la moindre difficulté, les dames entendent d'abord ce qu'on veut leur dire; mais comme elles font semblant de ne l'entendre pas, peut-être par le plaisir qu'elles ont de se le faire répéter souvent, elles ne veulent point avouer qu'elles comprennent un langage qu'elles savent encore mieux que nous. Ainsi puisque votre Majesté a déjà parlé, et qu'on lui a fait connoître ce qu'elle vouloit dire, c'est déjà un assez grand avancement. Mais il faut s'expliquer d'une autre manière, et les belles exigent de nous qu'on mette tout en usage, avant que de faire la moindre avance; elles sont comme ces gouverneurs de places, qui, ayant de l'honneur et de la fidélité pour leur prince, ne veulent se rendre qu'à la dernière extrémité, pour sauver au moins, en se rendant, cet honneur qui leur est si cher, et pour ne perdre pas les bonnes grâces de leur maître. Il en sera ici de même, et la conquête que votre Majesté entreprend ne se pourra faire qu'à force de temps, de machines, de ruses et de stratagêmes; mais enfin nous en viendrons à bout. C'est une femme fière, qui se fait un point d'honneur de la fidélité qu'elle doit à son mari, qui veut soutenir cet honneur à la pointe de l'épée, mais qui a résolu pourtant de se rendre, quand elle aura fait tout ce que les gouverneurs les plus braves ont accoutumé de faire pour la défense d'une place.»
Le Roi fut charmé d'entendre raisonner si bien le duc de La Feuillade, qui n'étoit pas moins versé dans les matières d'amour, qu'il étoit expert dans l'art militaire. Dès lors il ne songea plus qu'à faire sa déclaration dans les formes, et qu'à se servir de tous les moyens que l'amour peut suggérer, pour parvenir au but où tendent tous les amants. Mais ce premier pas, qui semble si facile, et que ce prince ne comptoit pour rien dans toutes ses autres amours, ne fut pas tout comme il avoit cru. Ce n'est pas que l'occasion ne s'en présentât assez souvent; mais la crainte le retenoit, et c'est peut-être la seule fois que ce monarque a senti cette passion qui est inconnue aux grands courages. Vingt fois il voulut ouvrir la bouche pour parler de son amour à cette comtesse, et vingt fois sa langue fut comme retenue par un frein qu'il n'eut jamais la force de rompre. Il rencontroit toujours les yeux et le front de cette comtesse, où la vertu paroissoit armée de cette sévérité qui imprime du respect aux plus grands monarques; et quand il la vouloit jeter sur des matières de tendresse, pour parler ensuite de la sienne, ce silence froid et austère qu'elle savoit si bien observer rompoit tout-à-coup cet entretien, empêchoit le Roi de le poursuivre, et lui en faisoit chercher un autre qui fût plus du goût de celle à qui il craignoit toujours de déplaire.
C'est une chose qui est peut-être sans exemple, qu'un amant passionné, et surtout un Roi, qui ose tout, ait trouvé tant d'occasions de déclarer son amour, et en ait su si peu profiter. Mais comme j'ai dit, cette comtesse les éludoit avec tant de dextérité, prenant son air grave et sérieux, que le Roi ne savoit comment s'y prendre. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que, sans avoir recours à la fuite, qui est la ressource ordinaire de celles qui veulent éviter de semblables entretiens, elle n'affectoit pas de se dérober de la présence du Roi; elle alloit son train ordinaire; que le Roi se trouvât ou ne se trouvât pas dans les lieux où elle étoit, elle ne faisoit sa visite ni plus courte ni plus longue qu'elle l'avoit résolu. Elle ne vouloit pas même que le Roi crût qu'elle évitoit sa rencontre, de peur qu'il ne regardât cette fuite comme une marque de sa foiblesse, ou de la crainte qu'elle avoit de succomber à l'amour de ce grand Monarque. Il sembloit tout au contraire qu'elle affectât de lui faire voir qu'elle avoit assez de vertu pour résister à toutes ses vaines poursuites.
Enfin, elle vivoit avec lui de telle manière, que, quoiqu'il ne pût jamais se satisfaire en lui parlant de ce qu'il avoit dans le cœur, il n'avoit pas sujet de se plaindre d'elle. Tous ses discours étoient sages, retenus, et même obligeants; elle louoit sur tout les vertus du Roi d'une manière si engageante que ce prince ne pût jamais se résoudre à lui donner une espèce de démenti, en lui parlant d'une chose qui alloit contre son devoir. En sorte qu'au lieu d'une maîtresse que le Roi croyoit trouver, il rencontroit une gouvernante, qui lui faisoit des leçons de sagesse, d'honneur, de justice, de probité, et de toutes les vertus; mais d'une manière dont il ne pouvoit s'offenser, puisque tout cela étoit assaisonné par des louanges que le Roi se sentoit obligé de soutenir.
Cet amant jugea bien par une telle conduite, qu'il n'iroit pas fort vite dans ses amours, puisqu'il n'avoit pas encore fait le premier pas. Peu s'en fallut qu'il ne se rebutât entièrement, et qu'il n'abandonnât le dessein de cette conquête; il lui sembloit même quelquefois qu'il n'étoit plus amoureux; mais son amour étoit comme ces fièvres intermittentes, qui sont d'autant plus violentes dans leur accès, qu'elles ont donné quelque relâche. Quand il se la représentoit avec cet éclat, cette douceur, cette majesté, ces yeux brillants, son cœur étoit tout de flamme. Mais quand il pensoit à cet air sévère, à cette autorité de reine, à cette vertu constante, à cette pudeur incorruptible, tout son amour se changeoit en estime, ou plutôt en respect et en admiration. Quand il ne faisoit que la regarder, son cœur étoit tout en feu; mais dès qu'il vouloit lui parler de son amour, il se sentoit tout de glace. La beauté et la vertu de cette comtesse, qui éclatoient également dans ses yeux, produisoient ces deux effets contraires dans l'âme du Roi.
Cela sembloit tenir quelque chose du charme et de l'enchantement qu'un amant comme le Roi, qui n'étoit pas novice dans ces matières, et qui s'étoit signalé en tant d'occasions amoureuses, s'arrêtât ainsi tout court, sans oser hasarder la première attaque, lui qui avoit si souvent monté à la brèche avec une intrépidité digne d'un Mars. On parle d'un certain nouement d'aiguillettes, qui arrête quelquefois les plus hardis, qui refroidit les plus ardents, qui amollit les plus forts sur le point de jouir de leurs amours et les en rend tout-à-fait incapables: il arrivoit au Roi quelque chose de semblable toutes les fois qu'il étoit sur le point de se déclarer à madame de L…; non pas qu'il fût au cas dont nous venons de parler, il en étoit bien éloigné; mais il éprouvoit le même charme à l'égard de sa langue; lorsqu'il vouloit essayer d'expliquer ses sentiments et de parler de son amour, il sentoit d'abord sa langue liée et son esprit comme perclus. Enfin il se trouvoit dans le même état où étoit Didon, et que Virgile nous décrit si bien dans le quatrième livre de son Enéïde; cette reine, qui n'aimoit pas moins Enée que notre Roi aimoit la comtesse, n'avoit jamais la force ni la hardiesse de le dire à ce prince Troyen. Dès qu'elle commençoit de lui parler de son amour, sa voix mouroit dans sa bouche.
Incipit effari, mediaque in voce resistit;
c'est-à-dire, suivant la traduction de M. de Segrais,
Au milieu d'un discours, sa langue embarrassée
Refuse sa parole à sa triste pensée.
Mais cette passion est trop violente pour pouvoir en demeurer là; Didon s'expliqua enfin, et le Roi fit connoître ouvertement son amour à la Comtesse. Il crut néanmoins qu'il ne devoit pas s'exposer lui-même aux premiers transports de colère qu'il savoit bien qu'elle feroit éclater. Il choisit le duc de La Feuillade, qu'il avoit déjà fait son confident, pour essuyer pour lui cette tempête qu'il craignoit si fort. Il fit même réflexion, qu'ayant une plus grande liberté d'esprit, il pourroit représenter mille choses à la Comtesse, qui n'auroient pas été si bien dans la bouche du Roi, et lui faire valoir tous les avantages qu'elle pouvoit retirer de cette conquête, et pour elle et pour les siens.
Dans cette résolution, il mande le duc de La Feuillade, qui le vint trouver dans le cabinet. Ce duc s'attendoit d'abord à quelque nouvelle confidence, et que le Roi lui alloit apprendre quelques grands progrès qu'il auroit déjà faits dans son amour. Mais il fut bien surpris quand il apprit que Sa Majesté étoit encore aux mêmes termes où il étoit la première fois qu'il lui fit cette confidence. Cela le surprit d'autant plus qu'il savoit par lui-même que le Roi n'étoit pas si patient dans ses amours, et moins encore timide quand il étoit question de se déclarer. Il jugea d'abord que c'étoit une passion extraordinaire, qui dureroit longtemps, et dont son maître auroit bien de la peine à revenir. Il lui dit donc qu'il étoit en état d'exposer jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la satisfaction de Sa Majesté, et dans cette affaire et dans toutes celles où il lui feroit l'honneur de l'employer. – Le Roi lui