Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin
quelque chagrin que le Roi eût fait choix d'un confident. Ce n'est pas qu'elle eût aucun dessein de correspondre à son amour; mais elle se sentoit doublement offensée, et par la déclaration qui venoit de lui être faite de sa part, et parce qu'il s'étoit servi d'un tiers dans une affaire si chatouilleuse, et qu'elle auroit voulu cacher, par manière de dire, à elle-même. Ce fut la cause peut-être qu'elle fit au Roi une réponse si cavalière, pour lui faire comprendre qu'il devoit plus ménager une femme de sa façon. Le Roi eut aussi la même pensée, quoiqu'il ne le témoignât pas, et il ne songea qu'à réparer cette faute, et à découvrir lui-même ses feux à celle qui les causoit.
Mais pour revenir à la comtesse, elle ne savoit, si elle devoit s'affliger ou se réjouir: elle ne doutoit pas de l'amour du Roi; ses yeux le lui avoient encore mieux dit que n'avoit fait le duc de La Feuillade; cette pensée flattoit agréablement son orgueil; il n'est point de femme qui s'offense d'être aimée; les plus chastes s'en font honneur, quoiqu'elles ne le témoignent pas; elles regardent cela comme un hommage qu'on rend à leur beauté. La comtesse étoit faite comme les autres, elle étoit naturellement fière et superbe, et l'amour d'un si grand prince s'accordoit assez avec sa vanité. D'un autre côté, elle en craignoit de dangereuses suites, elle en appréhendoit l'éclat. Elle savoit qu'il n'en est pas des Souverains comme des autres hommes; que leurs passions ne sauroient longtemps être cachées; qu'on observe toutes leurs démarches, et qu'eux-mêmes servent à se découvrir, parce qu'ayant droit de commander, ils se croient dispensés de garder tant de mesures. Comme elle étoit fort délicate du côté de l'honneur et de la réputation, ces dernières pensées la troubloient beaucoup. Enfin elle résolut de s'en tenir à sa manière d'agir ordinaire, qui étoit de ne rien affecter, ni de chercher à voir le Roi, ni de tâcher à l'éviter, mais de le laisser venir et d'observer toutes ses démarches. Il semble qu'elle s'exposoit assez, et que le plus sûr pour une femme est de fuir les occasions. Mais celle-ci avoit un fond de vertu sur lequel peut-être elle ne devoit pas tant compter; elle ne craignoit rien de sa propre foiblesse; elle redoutoit seulement les langues malignes et les jugements téméraires du public; mais elle se flatta toujours qu'elle dissiperoit assez tous ces nuages par l'éclat de son innocence.
Les choses étoient en ces termes, lorsque le Roi ne cherchoit qu'une occasion favorable pour parler à la comtesse, et pour tâcher de la persuader mieux que n'avoit fait le duc de La Feuillade. Cette occasion s'offrit assez tôt, et la Cour étant obligée en ce temps-là d'aller à Fontainebleau, où la Reine devoit accoucher du dernier enfant qu'elle eut, et qui mourut peu de temps après, la comtesse de L… s'y rendit aussi16. Un lieu si délicieux et si agréable fut la scène de tous les événements que je vais décrire, où l'amour et la vertu firent leurs derniers efforts.
Le Roi, qui veilloit toujours sur toutes les démarches de la comtesse, savoit qu'elle aimoit à se promener souvent dans le bois, où ce magnifique château est bâti; et, comme l'épaisseur des arbres empêche le soleil d'y pénétrer, on peut s'y promener à toutes les heures du jour. La comtesse, comme je viens de dire, prenoit souvent ce plaisir, et le Roi trouvoit ce lieu plus charmant qu'il ne lui avoit jamais paru, et parce qu'il servoit à entretenir la douce mélancolie où l'amour l'avoit plongé, et parce qu'il savoit que sa chère comtesse en faisoit le lieu de sa promenade.
Un jour qu'elle s'y promenoit, accompagnée seulement de ses femmes, le Roi, qui le sut d'abord, ne manqua pas de s'y rendre par un autre chemin, afin qu'il parût à la comtesse que leur rencontre n'étoit pas un dessein prémédité de la part du Roi, mais un effet du hasard. Dès qu'elle vit le Roi de loin, qui n'avoit que peu de gens à sa suite, elle se prépara d'abord à soutenir un grand combat; elle rougit, elle pâlit, elle trembla, sans savoir bien la cause de tous ces mouvements, que la présence du Roi n'avoit pas accoutumé de lui causer auparavant. Ce prince amoureux, qui soupiroit depuis longtemps après un tête à tête avec la comtesse, fit connoître à ceux qui étoient à sa suite qu'il vouloit l'entretenir en particulier pour une affaire qui la regardoit. A ce signal chacun se retira, et les deux suivantes de la comtesse en firent de même, quand elles virent approcher le Roi. Il ne l'eut pas plus tôt abordée, et jugé qu'il ne pouvoit pas être entendu de personne, qu'il lui dit d'un air passionné: – «Avouez, Madame, que ce lieu solitaire est tout-à-fait propre pour entretenir les tristes pensées d'un amant infortuné. – Comme je n'ai jamais éprouvé ces sortes d'infortunes, lui dit la comtesse, je ne sais que vous en dire. – Si vous l'ignorez par votre propre expérience, lui dit le Roi, vous devriez au moins le savoir par celle que vous en faites faire aux autres. – Je ne sais pas, répondit alors la comtesse, ce que les autres sentent pour moi; mais s'il y en avoit quelqu'un qui fût dans l'état où vous dites, il feroit fort bien, s'il me vouloit croire, de mettre son esprit en repos, et de ne penser plus à moi. – Eh! peut-on s'empêcher de penser à vous, répartit le Roi précipitamment, lorsqu'on a vu ces charmes que vous ne sauriez cacher? Où peut-on avoir l'esprit en repos lorsqu'on sait qu'on aime une inexorable? – Oui, sans doute on le peut, reprit la comtesse, lorsqu'on veut écouter la justice et la raison. – Et quelle justice, dit alors le Roi, nous défend d'aimer ce qui est aimable? – Celle qu'on se doit à soi-même, et celle qu'on doit aux autres, lui dit la comtesse. – Eh bien, Madame, répliqua le Roi, je vous la rends cette justice en vous aimant comme je fais, puisque je ne vois rien sous les cieux de si aimable que vous; et je me la rends à moi-même, puisque j'ai un cœur sensible, et que la passion dont il brûle m'est plus chère que ma vie. Ce qu'on vous a dit de ma part n'est pas la centième partie de ce que je sens pour vous; croyez, Madame, croyez, ajouta le Roi, que je me suis dit à moi-même tout ce que vous pourriez me dire pour combattre ma passion; mais elle est plus forte que tout ce qu'on pourroit lui opposer. Si quelque chose devoit la détruire, ce seroient vos rigueurs; mais désabusez-vous, elles n'en viendront jamais à bout; elles peuvent me faire mourir, mais elles ne sauroient m'empêcher de vous aimer jusqu'au dernier soupir de ma vie.»
Le Roi prononça ces dernières paroles avec tant d'émotion et tant de véhémence que la comtesse en parut touchée, et ne put s'empêcher de laisser couler quelques larmes. Elle ne doutoit plus de l'amour du Roi; ses regards, ses démarches, ses actions, et ce qu'elle venoit de voir et d'entendre, lui faisoit assez connoître, que ce monarque aimoit jusqu'à la fureur. Elle en fut fort affligée, et pour l'amour d'elle-même, et peut-être même pour l'amour de son amant, qu'elle ne pouvoit pas s'empêcher de plaindre. Quand elle se fut un peu rassurée, elle dit au Roi: – «Sire, vous pouvez juger de la surprise où je suis, après ce que je viens d'entendre de la bouche d'un grand Roi; et s'il est vrai que votre état soit tel que vous venez de le dire, je puis bien vous assurer que, s'il ne falloit que ma vie pour vous rendre heureux, je suis prête à vous la sacrifier. Mais comme Votre Majesté prétend autre chose, je veux qu'elle sache que je renoncerois à mille vies, si je les avois, plutôt que d'abandonner ce qui m'est plus cher que la vie, et que le repos de mon Roi.» Elle accompagna ces paroles d'un ton si ferme, que le cœur du Roi en trembla, voyant qu'on ôtoit à son amour toute sorte d'espérance. Ce qu'il y avoit ici de rare, c'est que l'un et l'autre crurent ce qu'ils se disoient d'obligeant; mais ni l'un ni l'autre n'en furent contents. La comtesse étoit persuadée que le Roi l'aimoit autant qu'on le peut, mais cela ne faisoit que l'inquiéter. Le Roi, de son côté, ne douta pas que la comtesse n'eût pitié de ses maux; quelques larmes qu'il vit couler de ses beaux yeux en étoient des témoins fidèles; il crut sans peine que la protestation qu'elle lui faisoit de sacrifier sa vie pour son repos, partoit du fond de son cœur; mais aussi il ne croyoit que trop ce qu'elle avoit ajouté, que son honneur lui étoit plus cher que tout le reste, et c'est là où il ne trouvoit pas son compte. Il dissimula néanmoins, et, suivant la méthode qu'il avoit déjà marquée à son confident, il confirma à cette vertueuse comtesse ce que le duc de La Feuillade lui avoit protesté de sa part: qu'il bornoit tous ses désirs au seul plaisir de la voir, de l'aimer, et de lui parler de son amour. – «Vous m'offrez votre vie, pour procurer mon repos, lui dit ce prince amoureux; c'en est trop, généreuse comtesse; vous me puniriez au lieu de m'obliger; je ne vous demande ni cette vie qui m'est plus chère que la mienne, ni cet honneur qui vous est plus cher que la vie, et que vous croyez être l'unique objet de mes prétentions; je ne veux que vous voir, vous aimer, et vous le dire. – Eh! de quoi vous peut servir cette vue? lui dit la comtesse; pourquoi voulez-vous entretenir une passion dont vous n'espérez aucun fruit?
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Ce passage détermine la date de cette histoire. – Louis-François, duc d'Anjou, né le 14 juin 1672, mourut le 4 novembre suivant. Mais si nous connaissons la date de ce petit roman, l'auteur en plaçant son récit à Fontainebleau nous permet de douter de sa véracité. En effet, pendant presque tout l'été de 1672, Louis XIV tint la campagne sur le Rhin; il assista au fameux passage du fleuve, dans les premiers jours de juillet; il quitta le camp de Boxtel le 26 juillet et rentra à Paris le 2, à Versailles le 3 août.
Pendant son voyage, dont la
La cour passa à Versailles le reste de l'été au milieu des fêtes. On lit dans la
L'année suivante, le Roi reprit la campagne sur le Rhin et la cour ne séjourna pas à Fontainebleau. Nous devions entrer dans ce long détail pour montrer combien le récit de l'auteur peut paraître suspect, puisque l'une des principales circonstances en est si évidemment fausse.