Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV. Bussy Roger de Rabutin
ce billet:
«Quelque envie que j'aie de vous parler, je n'ose pas l'entreprendre; les derniers discours que vous me tîntes sont si terribles pour moi, que je n'oserai jamais me présenter devant vous, si je n'en ai une permission signée de votre main, qui porte l'absolution de mon crime. Je l'appelle ainsi par rapport à vous; mais si vous consultez l'amour, si vous consultez votre miroir, au lieu de blâmer mon trop de hardiesse, vous louerez ma discrétion et ma retenue. Je veux bien pourtant soumettre mon jugement au vôtre, et je l'attends avec impatience afin de m'y conformer et de régler ma conduite là-dessus.»
La comtesse reçut ce billet, et y répondit ce peu de mots:
«On vous pardonne tout, parce que vous êtes Roi. Je récuse le tribunal de l'amour, c'est un petit étourdi qui ne juge que par caprice. Si vous me voulez voir, ne consultez plus un si méchant conseiller. Consultez plutôt la sagesse, la justice et la raison, et l'on vous écoutera.»
Quoique ce billet n'eût rien de tendre, le Roi parut en être satisfait, et c'étoit assez que la comtesse lui permît encore de la voir, sauf à lui à tenir les conditions où elle l'engageoit. Mais en amour, on promet tout, et souvent on ne tient rien.
Le Roi se voyant ainsi rétabli dans les bonnes grâces de sa maîtresse, ne songea qu'à pousser son premier dessein. Ce ne furent que bals, que festins, que carrousels, que parties de chasse, pendant le séjour du Roi à Fontainebleau; et tout cela se faisoit en faveur de la comtesse. Quoiqu'elle n'eût aucun dessein de rien accorder au Roi, elle n'étoit pas fâchée d'en être aimée; elle sentoit même que, si elle étoit capable de quelque engagement, ce seroit plutôt pour le Roi que pour toute autre personne; elle admiroit sa bonne mine, son port, et ces manières nobles qui accompagnoient tout ce qu'il faisoit; elle trouvoit qu'il faisoit tout en Roi, et ce dernier caractère étoit plus propre pour gagner une dame qui étoit fière naturellement. Mais sa vertu lui étoit d'un grand secours, qui arrêtoit le penchant qu'elle avoit pour le Monarque. Elle l'aimoit peut-être autant qu'aucune de ses maîtresses, qui n'avoient rien de réservé pour ce prince; et si le Roi eût pu voir son cœur, il y auroit peut-être vu autant de tendresse qu'en pouvoit avoir la Montespan et La Valière même. Mais, comme je viens de dire, sa vertu étoit un frein qui retenoit ses désirs, et qui lui faisoit un crime d'une tendresse qu'elle chérissoit dans le fond, et qu'elle ne put jamais étouffer.
Combien de fois a-t-elle souhaité de n'avoir jamais vu le Roi! Elle cherchoit en lui des défauts qu'elle pût haïr; mais elle n'y en trouvoit pas; de quelque manière qu'elle regardât ce Monarque, elle le trouvoit toujours charmant. Elle l'auroit voulu voir toujours, et elle ne craignoit rien tant que sa vue. Il lui sembloit que toute sa vertu l'abandonnoit quand elle voyoit paroître ce prince. «Pourquoi se contraindre, disoit-elle quelquefois en elle-même? Suivons un penchant si doux: serai-je la seule ennemie de mon contentement? Je suis adorée de ce que j'aime; j'ai un mari commode17; ma réputation est si bien établie que je n'ai rien à craindre de la médisance, et pourquoi donc ne suivre pas une passion qui a tant de charmes pour moi?» Mais un moment après, elle se reprenoit, et faisant réflexion sur les suites funestes de ce fatal engagement: «Je serai, disoit-elle, l'une des maîtresses du Roi; j'en suis aimée, j'en suis estimée aujourd'hui, et demain j'en serai méprisée. Il se dégoûtera de moi comme il a fait des autres; et quand cela ne seroit pas, pourrai-je me résoudre à vivre sans honneur dans le monde, abandonnée de mon mari, méprisée de tous les honnêtes gens, et travaillée d'un cruel remords qui me dévorera jour et nuit? Je mourrai plutôt, ajoutoit-elle, avant que de tomber dans ce malheur.»
Le Roi qui ne pouvoit pas savoir ce qui se passoit dans son cœur, ne croyoit pas être si avant dans ses bonnes grâces; il ne savoit pas que la vertu de la comtesse étoit le seul ennemi qu'il avoit à combattre; il ne songeoit qu'à s'en faire aimer, quoique cela fût fait depuis longtemps; mais la comtesse appliquoit tous ses soins à le lui cacher, et vivoit avec lui d'une manière extrêmement réservée. – «Ne me direz-vous jamais, Madame, lui dit un jour le Roi qui la pressoit plus qu'à l'ordinaire, de quelle manière je suis dans votre esprit? Est-ce comme ami ou comme ennemi? – On ne traite pas les ennemis de la manière qu'on vous traite, lui dit la comtesse d'un ton radouci. – Mais de quelle manière me traitez-vous? lui dit le Roi; puis-je être content de toutes ces marques extérieures de civilité qu'on rend à tout le monde? Traitez-moi, je vous prie, avec moins de respect, et rendez-moi un peu de cette tendresse dont mon cœur est rempli pour vous. – Je vous rends, dit-elle, ce que je puis et ce que je dois, et je vous supplie de ne m'en demander pas davantage. – Votre pouvoir est bien petit à ce que je vois, lui dit cet amant; mais c'est votre rigueur qui le veut borner ainsi, et vous vous faites un devoir à votre mode, et qui s'accommode assez avec votre indifférence. – Je voudrois que cela fût, lui répliqua la comtesse. – Eh! qu'est-ce donc, lui dit le Roi, qui vous fait vivre avec moi d'une manière si réservée? – C'est que vous êtes le plus redoutable de tous les hommes, lui dit alors la comtesse, témoin ce que vous fîtes l'autre jour. – Il paroît bien, Madame, répliqua le Roi, que je ne le suis pas beaucoup, et que vous l'êtes bien davantage, puisque je n'ose vous attaquer que tout endormie, et encore est-ce en tremblant! mais que je me soucie peu que vous me croyiez redoutable! je ne songe qu'à me faire aimer, et non à me faire craindre. – L'un ne va jamais sans l'autre, dit la comtesse, et vous en savez plus que moi sur cette matière. – Eh! de quoi me sert toute ma science, dit alors le Roi, si je n'ai pas pu encore vous l'apprendre ni vous obliger à m'aimer? – Je voudrois employer la mienne à vous guérir et à vous mettre en repos, lui répliqua la comtesse. – Pour guérir, lui dit le Roi, cela n'arrivera jamais, et, pour me mettre en repos, il ne dépend que de vous. – Je vous ai déjà dit, Sire, lui répliqua la comtesse, que s'il ne falloit que ma vie, vous auriez ce que vous désirez; ne me reprochez donc plus que je suis insensible, et croyez que je suis plus à plaindre que vous ne pensez.»
Le Roi ne voulut pas la presser davantage de peur de l'irriter; et elle se contenta de lui parler d'une manière ambiguë, et qu'on pouvoit également appliquer ou aux sentiments tendres qu'elle avoit pour le Roi, ou à l'importunité que lui causoit son amour.
Le lendemain de cette conversation, le Roi voulut se donner le plaisir de la chasse, où un grand nombre de seigneurs et de dames devoient accompagner Sa Majesté. Ce prince, qui avoit toujours son amour en tête, communiqua un dessein qu'il avoit au duc de La Feuillade, qui devoit aussi l'accompagner, afin qu'il employât toute son adresse à le faire réussir. Le jour ne fut pas plus tôt venu que tout se disposa pour cette chasse. On ne pouvoit rien voir de plus beau que cet équipage; tout répondoit à l'ordre et à la magnificence du Roi. Les dames ressembloient à de jeunes amazones, et les messieurs s'étoient ajustés d'une manière qui avoit quelque chose de galant et de guerrier. Le Roi surtout se distinguoit par dessus tous les autres, et, avec cette mine fière et cet équipage de chasseur, on l'auroit pris pour un Mars ou pour un Apollon. Il avoit toujours les yeux sur sa maîtresse, et il pensoit bien moins aux bêtes qu'on alloit courre, qu'au cœur qu'il avoit dessein de surprendre. On ne fut pas longtemps dans la forêt, que les chiens lancèrent divers cerfs, et plusieurs autres bêtes fauves; les uns se mirent à piquer18 après les chiens, et les autres à se poster en divers endroits, pour voir passer la bête.
Comme je n'ai pas dessein de décrire cette chasse, je dirai seulement qu'il se fit tant de courses, tant de tours à droite et à gauche dans ces vastes forêts de Fontainebleau, que la plupart de ceux qui formoient cette partie de chasse furent dispersés en divers endroits. Le Roi ne perdoit jamais de vue la comtesse, qu'il regardoit déjà comme sa proie, et le duc de La Feuillade, qui conduisoit toute cette affaire, la fit réussir selon les désirs du Roi. Il le fit avec tant d'adresse, en plaçant les chasseurs dans de certains postes, et les dames en d'autres, sous prétexte de donner à tous le plaisir de cette agréable chasse, que le Roi se trouva, je ne sais comment, tout seul avec la comtesse, dans le lieu le plus écarté du bois, sans qu'elle eût eu le temps de s'apercevoir que ses compagnes l'avoient abandonnée, et que tout le reste de cette illustre troupe couroit, ou plutôt voloit avec une ardeur incroyable.
Qui pourroit décrire son étonnement de se trouver seule avec le Roi dans un lieu désert et solitaire; ne voyant personne
17
La conversation entre la comtesse et son mari, rapportée plus haut, permet en effet de le ranger parmi les maris commodes. Sous son enjouement percent quelques regrets.
18
Terme d'équitation. «Piquer, à l'égard des chevaux, c'est, dit Furetière, les manier avec les éperons ou le poinçon (sorte d'aiguillon dont on piquait la croupe des chevaux). Il faut bien