Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV. Doublet Jean
que nous, et en faisant notre retour nous prismes au Nord d'Ecosse un navire holandois de 24 canons venant de Portugal richement chargé, et on nous aprits que M. Baert avec son escadre avoit emmené trente deux bus ou flibots holandois et leurs deux convoys; ainsy le Roy gagna à ces armements.
Lorsque nous fusmes désarmées et bien payées, je futs obligé de reprendre auberge chez M. de Latre et je luy dits que mon dessein étoit d'aller quelques mois chez M. Denis, prestre et géografe du Roy à Diepe52, affin de me perfectionner davantage avec un aussy habil homme. Il eut paine à y conssentir, me demandant sy je voulois tenir l'école de Marine. Je luy dits que ce n'étoit pas ma pensée, mais que je peuts devenir estropié et que cela me pouroit servir, et conssentirent à mon départ que je les ferois gardains de mon butin pour m'obliger à retourner avec eux. Je leur fit aconnoistre qu'il n'y avoit pas dautres moyens de me dégager d'avec M. Le Panetier, qui me dits au désarmement qu'il me retenoit pour la prochaine campagne, et ils m'aprouvèrent très-fort.
Je fus à Diepe trouver M. Denis, et m'acordé avec luy de me recevoir en pension à sa table, couché et blanchir moyennant cinquante livres par mois et me fournirait les livres nécessaires. Il me comença par les principes de la Sphère, les marées, les hauteurs, le quartier de réduction et l'échelle angloise, etc., que je savois parfaitement, ainsy que les sinus, tangentes et lorgaritsmes. Sur quoy il me demanda ce que je venois faire chez luy ayant autant de théorie et d'en savoir les pratiques. Je luy dits que je me voulois perfectionuer avec un aussy habile maistre; ainsy il eut la bonté de ne me pas épargner ses soins. Il m'aprit les triangles sphériques et les éllements d'Euclides et les calculations en moins de trois mois, que je voulus le quiter n'ayant pas dessain de m'établir maitre géographe, n'y voulant borner ma petite fortune. Et dans ce tems là, juin 1675, je receu une letre de M. De Lastre, qui me donnoit advis que l'on réarmoit l'escadre, et que M. Le Pannetier luy ordonnoit de me faira retourner pour aler avec luy. Cependant je ne savois à quoy m'en tenir. L'envie d'aler gagner de quoy et ne pas dépençer ce que j'avois me fit donner lecture de ma lettre à M. Denis et demander à compter. Et il me dits: «Qu'alez-vous faire? vous alees quiter dans un tems où vous faites bien; croyez-moy, Monsieur, demeurez encore deux à trois mois; vous n'avez fait que dévorer ce que vous venez d'aprendre trop promptement pour bien retenir; servez-moy comme un prévots de sale à mes écoliers, cela vous fortifiera à fonds, et je ne veux rien de votre pension; ce n'est point l'intherest qui me commande et je trouveray moyen d'éviter d'aler avec M. Pannetier.» Je luy dits que sy je luy faisois plaisir que je resterois en continuant de payer la penssion. Il répliqua: «Vous m'obligerez infiniment en restant, car vous me soulagerez un casse teste avec ce nombre d'écoliers dont la pluspart ont la teste dure comme la pierre.» Enfin je restay encore trois mois; ce qu'ayant apris mondit sieur le Pannetier montra à M. De Lastre un brevet de lieutenant de frégate qu'il m'avoit obtenu et luy dits: «Puisqu'il n'a voulu s'embarquer avec moy, je le donneray à un autre qui en sera bien aise.»
Et lors qu'au bout de mes six mois de penssion dont j'en avois payé trois, en quitant je vouluts payer les trois autres, il me futs de toute imposibilité de les faire prendre, ny mesme par la sœur de M. Denis qui me proposa qu'avant de la quiter que j'euts à soufrir les examents et me faire recevoir à l'admirauté pour pillote et que cela ne me dérogeroit en rien ains au contraire, et que je luy ferois plaisir et honneur et qu'il en payeroit la dépence. Sur quoy je luy dits quil me l'avoit plus que payée et que je le satisferois en tout ce que je pourois, et fus terminé que trois jours enssuite l'assemblée s'en feroit. Il convia pour moy quatre anciens capitaines et 4 pillottes, qu'ils me quiestionnèrent de tous costés, et à leurs aprobations je fus enregistré devant Mrs de l'admirauté. Après quoy nous fusmes tous disner chez M. Denis, qui étoit prestre et n'auroit voulu entrer en auberge, et ne conssentit que je payats que ce qui étoit venu de chez le traiteur et rien de ce qu'il avoit fourny de chez luy. Je creut partir le landemain ayant disposé mon porte manteau, et luy et Madame sa sœur m'arestèrent pour le landemain en disant qu'il faloit que je leur aidats à manger ce qui étoit resté du repas, et à nostre séparation ce fut des amittiez et tendresses réciproques.
Je me rendis à Dunquerque pour la veille des Roys, 1676, chez mon ancien capitaine où nous régalasmes avec les parents et amis, et me conta qu'à sa dernière campagne une de leur frégate périt sur le banc des Ysselles, et que toute l'escadre y penssa périr par l'ignorance de leurs pilotes, et que M. Le Pannetier avoit bien pesté de ce que je n'étois avec luy et qu'il me conseilloit pas de paroistre sitots devant luy, et que luy il avoit quelques propositions à me faire et me tint deux jours en suspend, après quoy il me déclara que par le moyen de ses amys il me vouloit faire capitaine d'une jolie frégate de 14 canons nommée la Diligente. Je luy dits que j'étois tout à lui et ferois tout ce qu'il jugeroit à propos, cepandant que je serois fort aise de continuer soubs son comandement, et il me dits: «Je le voudrois bien, mais M. le Pannetier vous en ostera, et ne vous fera plus d'avance étant piqué contre vous, et lorsque vous serez capitaine en chef hors de sa dépendance il ne pourra plus vous nuire». Ainssy il s'intéressa sur la Diligente et me fit agréer par tous les autres intéressés, et après quoy je fus saluer M. l'intendant et M. Le Pannetier, qui me demanda d'où je venois, et que j'avois perdu à être lieutenant de frégate du Roy, qu'il en avoit obtenu le brevet, et que par mon absence il avoit fait placer M. Domain, mais qu'il n'y avoit rien de perdu et que faisant une ou deux campagnes avec luy il récupéreroit ce poste. Je luy dits que j'étois fasché de ne pouvoir plus aller soubs son commandement, et que j'étois engagé pour commander une frégatte que des particuliers m'avoient donnée et qu'ils m'avoient fait venir de Diepe pour le subjet. Il dits: «Cela est beau de quitter le service du Roy pour des particuliers». Et je me retiray avec profonde révérence.
Je sortis du port le 14 février (1676) avec 92 hommes d'équipage et fut croiser vers le Texel et le Vlye qui est à l'entrée et la sortye des bastiments d'Amsterdam, mais j'en fus chassé par des navires de guerre, et je futs à l'ouvert de la baye de Hull au nord d'Angleterre et dans le dessain d'entrer dans la dite baye quoyque très-dangereuse pour ses bancs de sables, mais il en sortoit deux moyens bâtiments que je prits tous deux chargés de charbon de terre; l'un en outre avoit 60 saumons d'étain et 150 de plomb, et l'autre 20 saumons d'étain et 100 de plomb et trois balots de bayette ou flanelles, et les amarinois pour Dunkerque. Et étant au travers de l'Ecluse une frégate qui sortoit de Flesingue de 18 canons voulut m'aracher ma proie, je fis dépasser mes prises en avant de moy et je l'atendis pour la combattre avant qu'elle les peut atraper pour leur donner loisir à s'échapper, et elle m'attaqua vivement et sans m'oser aborder, nous nous chamaillasmes près d'une heure, et elle fut désemparée de son petit mât d'hune. Je tins ferme et s'étant raccomodée elle revint à la charge et sa grande vergue luy tomba, faute à elle, des précautions qu'elle devoit prendre, et je me trouvay blessé au costé gauche de la teste par un coup de fusil, et dont il n'y eut que les chairs emportées et l'os effleuré, à ce que reconnut mon chirurgien par une esquille qu'il en retira, et je ne m'aperceut de ma blessure qu'après le combat et que j'étois remply de sang, j'eus quatre de mes hommes tuez, deux estropiez, l'un d'un bras et l'autre de la cuisse cassée et six moyennement blessés, dont j'étois le 7e. Je courois après mes prises qui avoient déjà dépassé une lieue d'Ostende, où je craignois le plus, il se trouva une corvete de quatre canons sortye de Nieuport qui enleva la plus petite de mes prises avant que je les eût pu joindre et auroit enlevé l'autre sy je m'étois trouvé à tems de l'en empescher; je la conduit au port où il falut que j'entras avec ma frégate pour la raccomoder des coups de canons qu'elle avoit reçeus et pour me faire guérir et mes blessés.
Pendant mon absence dans ce petit voyage il y eut une lettre de Holande à mon adresse à la poste; elle fut portée à M. l'Intendant de la marine, et comme étant un peu rétably de ma playe je le fus saluer. Après quoy il me demanda quelle habitude et relation j'avois en Hollande et avec quy, étant en guerre. Je luy dits que j'avois paine à savoir de quelle part elle me venoit, excepté M. de Ruiter avec lequel j'avois lié amittié en Angleterre. Il la demanda à son secrétaire et me la rendit cachetée dizant: «Voyons ce que l'on vous écrit.» Je lui redonnai sans l'ouvrir, et il me dit: «Ouvrez et la lisez haut.» Je la leut et luy donnai à voir si je n'avois rien déguizé. Elle contenoit de ce que j'avois esté longtemps sans luy écrire et bien des honnestetés et ammittiez
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Consulter sur l'école d'hydrographie de Dieppe: De Beaurepaire,