Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV. Doublet Jean

Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV - Doublet Jean


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passeport dont j'étois porteur, et après l'avoir bien examiné, il me fit dire que sy je savois avant mon départ que la guerre entre Alger et la France étoit déclarée et que j'étois son esclave avec mes gens. Je luy dits que j'étois certain du contraire et que j'en étois bien informé chez notre ambassadeur. Et pour me mieux intimider, il me fit dépouiller mon justau corps et veste, chapeau et peruque, cela ne laissa pas de m'éfrayer. Et ses gens revindrent de nostre bord et lui dirent avoir trouvé dans ma chambre un prestre portugais malade dans une cabane et qu'il avoit cinq à six valets et neuf à dix chiens de chasse, et qu'il faloit que ce fût un évesque. Je luy dis: «Vos gens ne se trompent pas de beaucoup, car c'est son secrétaire.» Et sur cela, il dits: «Prends garde, crestien, ne me ment pas.» Je dis «Faites examiner ses papiers et ses gens et sy je ments jettez-moy à la mer.» – Il répliqua: «Non, non, je te garderay mieux.» – Tout cela m'embarassoit fort, et je croy mon passager et tout le reste ne l'étoit pas moins. Mais à mauvais jeu, bonne minne. Après m'avoir bien tourné sur tous sens, il me fit rabiller, et me donna un verre d'eaudevie et me voulut engager à fumer. Je m'en excusay disant que je n'en avois pas l'usage. Ensuitte il me parla luy mesme en langue franque demy Espagnol et François corompu et que j'entendois très bien. – «Sy tu veux avoir ta liberté, ton équipage et ton navire, il faut que tu conssente par écrit que j'enlève tous tes portugais et leurs bagages seront à toy.» – Je luy dits: «Vous avez la force en main, je ne puis empescher vos volontées, et vous savez mieux que moy que sy je faisois telle action que je serois au moins pendu et que je m'estimerois bien plus heureux d'estre son esclave.» – Il me dit par deux fois: «Tu es malin, prends bien garde à toy, entends-tu?» – «Oui seigneur, j'entends. Et sy vous m'enlevez, le moindre de mes passagers, il faut aussy m'enlever, sinon jiray droit vous attendre à Argel devant vostre Dey qui me fera justice.» Et le lieutenant renégat me donna un souflet légèrement en disant: «Ets ainssy que tu parles au Reys.» – Je luy enfonça du pied sur l'os de la jambe croyant luy pousser au ventre. Le Reys se leva: «Alons, qu'on donne la bastonnade à ce jeune coco.» L'on s'y préparoit. Je dits au Roy; «Seigneur, écoutez. Cet homme qui m'a frapé le premier et sans vos ordres n'est pas un turc, cets de ma nation renié59.» – Il tend les bras vers moy disant: «Il a raison. Va à ton bord et te retire de moy.» Ce que j'aspirois entendre. Ses gens enlevèrent seulement six rôles de tabac de Brézil, qui étoient pour le bureau de la Terciere, dont je fits semblant n'en rien voir; l'on fit rembarquer mes 4 matelots et nous retournasmes jouyeux dans notre petit bâtiment et continuyons notre route. C'étoit sur les 6 heures du soir lorsqu'il nous relascha, et nous en perdismes la vue en peu de temps. C'étoit le beau de voir le secrétaire se lever de sa cabane et me baiser les pieds et aussy ses gens sans m'en pouvoir dégager m'apelant; Santo, santo liberator.

      Deux jours après ce malheureux encontre, nous fusmes ataqués des vents de oest et sud-oist tout opozès à nôtre route, et grande tempeste pendant 16 jours; nos vivres manquoient; la contagion se mit à mes passagers excepté Mr de Saa; les autres mouroient au premier et deuxième jour qu'ils estoient pris par un seignement de neez. Mon chirurgien fut le premier des nostres mort la deuxième journée, mon pillote ensuite en un jour; plus personne ne voulut se hazarder d'aler tirer deux morts entre ponts, j'y fut les atacher à une corde et criois à ceux de haut: «Hisse.» J'en fus pris d'une grande douleur de teste, et sentois comme un feu soubs l'aisselle gauche. Mon contre maistre, vénitien de nation, me pilla du vieil oingt, de l'ail, du sel, de la poudre à canon et m'apliqua sur la douleur qui étoit enflée son emplastre; j'en penssay perdre l'esprit ayant une fièvre terible; je m'atachay la teste d'une fine serviette que je faisois étraindre par deux hommes de toute leur force que mes yeux en étoient forcées; l'abcès creva dès la mesme nuit, et mon vénitien me lava avec du vin presque bouillant; je me soutint et je faisois pousser vent arière à toute force pour atraper la première terre venue; j'avois perdu mon point de navigation dans mon mal, je poussois au hazard et en cinq jours par un matin nous aperceumes la terre que je reconnuts estre entre Port à port et Viana où j'avois esté. Je poussay dedans en tirant quelques canons et nous trouvasmes une chaloupe de pillotes de la barre qui nous y entrèrent, et je ne permis à aucun d'eux d'entrer dans mon bord crainte de leur communiquer notre contagion, je leur donnay une lettre ouverte et trempay au vinaigre pour M. de l'Escolle, où je luy donnois advis de nostre malheur et le suppliois de sa protection et ses pilotes la receurent ne sachant lire le françois, ny à qui je l'adressois. Ils la portèrent au consul de notre nation, qui la fut communiquer à Mr le Marquis Desminnes, lequel ordonna de nous mettre avec notre bâtiment dans une crique, à deux lieues éloignées de la ville, entre une pénisule de sable déserte de toutes maisons plus d'une lieue autour de nous, lequel me fit dire que lorsque j'aurois quelques besoin de mettre mon pavillon en berne, et que moy ny mes gens ne se communiquats avec ceux par quy il m'envoiroit les secours que l'on débarqueroit sur la pointe et où je metrois mes lettres trempées ou vinaigre au bout d'une gaule. Mr de Saa et moy lui écrivismes une lettre respectueuse le suppliant de nous honorer de sa protection, et il nous fit responsce de bien observer les reigles requizes au pareil cas, et que rien ne nous manquera et que Don Miguel de l'Escole étoit retourné à Lisbonne. Il fit poser des sentinelles pour nous empescher communication avec ces habitants, mais il se fit une cabale pour nous venir brusler dans notre navire, et auxquels nous fismes la peur de tirer dessus, et en donnai advis à Mr Desmines qui me manda de tirer sur ceux qui m'aprocheroient, et il fit redoubler sa garde. Je fits débarquer des voilles sur la pointe de sable et des petits mâts et fits deux tentes l'une pour mes gens et pour Mr de Saa et moy et notre mousse. Il me mourut un matelot au bout de trois jours de notre arivée, et nous l'enssablasmes bien au loin de nous sans le donner à conoistre à ceux du pays, le restant de mes gens se rétablissoient d'un jour à autre, ainssy que Mr de Saa et moy; il est vray que nous fusmes bien secourus de tous vivres et rafreschissements et les deux communautées de religieuses nous acabloient de confitures et conssomées. Au bout de quinze jours Mr de Saa et moy écrivismes une lettre civile à Mr le Marquis en luy donnant advis que depuis nous estre débarqués sur la péninsule et fait airer notre navire et le laver avec l'eau de la mer tous les jours et nos hardes et brullé les paillasses, que nous jouissions d'une parfaite santé et que nous nous sentions en état de reprendre la mer, ayant repris des vivres et quatre matelots qui me manquoit. Il nous fit réponsce de ne nous pas précipiter et qu'il me faloit rester jusqu'aux 40 jours, et après quoy nous aurons toute satisfaction. Cependant au bout d'un mois il se fit aporter dans une barque couverte avec des tapis et nous aprocha de fort près, à nous entre parler avec facilité, et nous exorta à patienter dix à douze jours, et que je luy envoya un mémoire de tout ce qu'il me faudroit pour mon voyage, qu'il le feroit tenir tout près pour ne me pas retarder d'un moment, et puis il s'adressa au secrétaire de l'évesque luy disant: «Votre seigneur Evesque est mon parent et mon amy; je vous consseille de vous débarquer après la quarantaine et d'aler à Lisbonne où vous aurez occasion d'un plus gros bastiment». Mr de Saa luy repliqua: «Monsieur, sy vous saviez ce qui nous est arivé avec un navire turc et comme mon capitaine a agy à me délivrer de la captivité vous seriez surpris, et vous mesmes ne me conseillerez pas de le quitter». Et luy conta en racourci l'histoire, et dont Mr le Marquis me donna des louanges et qu'il m'avoit cy-devant connu quant j'échapay les deux saletins, et qu'il feroit de son mieux pour nous contenter et il me fit engager par notre consul cinq matelots, qui s'étoient trouvés échoués dans une tartane, à l'entrée de Caminie. Attendant ma quarantaine finie, je receu les provisions du contenu en mon mémoire et le secrétaire fit faire provision de volailles et moutons sans les présents de Mr le Marquis et des nonnes que j'en avois ma chambre remplie. Je livray une lettre de change sur Mr Desgranges au secrétaire de Mr le Marquis pour le montant de ce qu'il avoit fourny en argent et vivres, et le remerciasmes très fort de toutes ses bontées. Mr de Saa luy voulut aussy payer comptant ce qu'il avoit receu, mais Mr le Marquis n'en voulut rien recevoir, s'excusant qu'il s'acomoderoit bien avec le seigneur évesque son cousin. Et la 39e journée de notre détention, comme il faisoit un tems très-favorable pour sortir le port et la barre, obtinmes notre congé étant tous en bonne santé, et en sept jours nous arrivasmes à Angra, ville capitale des Assores, où l'on nous croyoit péris ou esclaves, et ce fut des joyes de nous y voir. Mr de Saa en étoit originaire et


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<p>59</p>

C'est un renégat de ma nation.