Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV. Doublet Jean
octobre 1767, reçut comme son père et comme son aïeul le prénom d'Alexandre. Notre époque a connu cet Alexandre de Naguet de St-Georges menant à Honfleur une existence très retirée et tant soit peu étrange. Le rameau qu'il représentait s'éteignit en lui quant au nom. Il ne laissa qu'une fille. Ses arrière-petits-enfants portent de nos jours des noms qui appartiennent à la haute noblesse. Ce sont Madame la marquise de Caulaincourt et Madame la comtesse d'Andigné. Or, ces deux noms représentent dans la ligne féminine la descendance du corsaire normand Jean-François Doublet.
TABLEAU GÉNÉALOGIQUE DE LA FAMILLE DOUBLET.
II
Le détail des voyages de découvertes et des essais de colonisation où la Normandie engagea durant deux siècles la fortune de ses marins et de ses armateurs manque à l'histoire maritime. Quelques noms ont cependant survécu et on sait que les navires normands trafiquaient dans l'Inde, au Brésil, à la Floride, sur les côtes des futurs Etats-Unis, sur le banc et dans les baies de Terre-Neuve, mais s'il nous reste de ces voyages des témoignages non douteux, on n'a pas encore montré le lien qui les rattache les uns aux autres. A ce point de vue, le journal de Doublet s'ouvre par des renseignements d'un grand intérêt. On y voit les négociants de Rouen et de Honfleur poursuivre librement leurs projets de commerce extérieur et de colonisation. La compagnie d'associés agit pour son propre compte et avec ses seules ressources. Le créateur de l'entreprise, animé de l'esprit de son temps et de son pays, avait su réunir des sommes importantes et faire partager à ses amis l'espérance d'un succès certain. L'association eut une triste fin. On y vit, comme dans tant d'autres entreprises de cette époque, l'initiative privée s'user, faiblir et finalement se décourager, faute de protection. La relation de Doublet n'en établit pas moins la chaîne non interrompue des traditions. Elle montre la marine marchande de Normandie continuer ses pratiques de navigation comme au temps où Champlain était venu lui demander des matelots et des colons. Elle a donc une valeur historique.
A sept ans et demi, Doublet fit les premiers pas dans l'aventureuse carrière qu'il devait poursuivre pendant près de cinquante années. Quand l'heure du repos eut plus tard sonné, quand assis au foyer d'un voisin qui avait comme lui navigué dans le golfe et les bouches du Saint-Laurent, longé les banquises de glace des mers du Nord, mesuré du regard Ténériffe, échappé aux pirates de Salé et combattu les frégates d'Angleterre et de Hollande, Doublet charmait la veillée par ses récits, l'auditoire l'exhortait à les écrire. Quoique très peu clerc, le corsaire se mit à l'œuvre, il voulut «satisfaire sa famille et ses intimes amis, nous dit-il, lesquels l'avoient souvent prié de leur laisser un manuscrit de ses voyages.» Il travailla sur ce qui lui restait de ses journaux de bord, et d'une main moins habile à tenir la plume qu'à manier l'esponton ou le sabre d'abordage il commença sa narration. Tour à tour volontaire, matelot, second capitaine au commerce, pilote sur les vaisseaux du roi, lieutenant puis commandant de barques longues, enfin lieutenant de frégate, il n'eut qu'à évoquer du fond sa mémoire des souvenirs déjà lointains pour se remettre de nouveau en mouvement, pour raconter ses croisières et ses stratagêmes, énumérer ses prises, expliquer ses entrevues avec le duc d'York, Engil de Ruyter, Jean Bart, Tourville, Seignelay, le roi de Danemark et tant d'autres personnages dont il s'honorait d'avoir conquis l'estime.
Doublet raconte avec simplicité, avec bonhomie, sans prétention d'aucune sorte. Mais il faut quelque habitude pour le suivre dans ses longues explications. Il est sincère, crédule, impartial et bavard. Il abonde en digressions. Il s'embrouille dans des périodes interminables; ses yeux si attentifs «à observer les constellations régulièrement monter et descendre les degrés de la voûte céleste,» sont impuissants à surveiller l'arrangement des mots. Le secret de jalonner sa route sur les flots lui était plus familier que l'art d'écrire. D'ailleurs il fait dès les premières pages l'aveu de son inexpérience. On aurait donc mauvaise grâce à lui reprocher son ignorance des procédés de composition les plus simples. Il y a plus d'intérêt à considérer le journal de Doublet comme un tableau d'histoire. Il fournit en effet plus d'un détail expressif et parmi les faits qu'il renferme il en est de nouveaux.
Esprit méthodique et laborieux, Doublet s'était initié aux pratiques du pilotage, à la connaissance des marées, des bancs, des courants, des écueils. Sur le rivage comme en mer, toujours la sonde en main, il explorait les chenaux, il multipliait les observations et il composait pour son usage un de ces livres qu'on nomme routiers. Il devint ainsi un modeste mais précieux auxiliaire des chefs d'escadre. Même avant d'avoir satisfait aux examens exigés, on le citait à Dunkerque comme un pilote des plus habiles. Les capitaines Delattre et Panetié, Jean Bart et d'autres commandants se disputaient à qui l'embarquerait à son bord. Cette faveur est l'éloge de celui qui en était l'objet, mais au point de vue de l'histoire ne prouve-t-elle pas autre chose? Ne voit-on pas dans cet empressement à s'assurer les services d'un jeune homme inconnu mais qui passe pour expérimenté, combien les officiers de la marine royale étaient alors étrangers à la science du pilotage et à celle de l'hydrographie? Répandre l'instruction pratique dans la classe des officiers fut, en effet, un des premiers et des plus graves problêmes que Colbert eut à résoudre lorsqu'il prit en main les affaires de la marine. Comment parvint-il à doter la France d'un enseignement fécond et durable? C'est ce qu'a révélé une suite d'études récemment publiées, où se trouvent rassemblés les faits les plus précis et les plus nouveaux11. On y peut apprécier la sollicitude du puissant secrétaire d'Etat secondant l'initiative privée et sa persévérance à exposer aux intendants dans des instructions nombreuses et étendues ses vues de réforme et de progrès. Justement désireux de voir prospérer la petite école créée à Dieppe par le bon abbé Denys, Colbert la prit sous sa protection et prodigua maints encouragements au professeur dieppois. Joignant les moyens d'action aux recommendations, il ordonna la fondation d'écoles d'hydrographie dans les ports militaires et dans les ports marchands, ne voulant plus demander de pilotes à l'étranger.
On verra Doublet pour se perfectionner dans l'astronomie nautique, choisir l'école de Dieppe, et il ne passera point inaperçu que son professeur, l'abbé Guillaume Denys, surpris autant que flatté des succès de son élève se l'adjoingnit pendant quelque temps en qualité de répétiteur. Notre corsaire n'avait donc pas seulement les qualités brillantes d'un marin audacieux et brave, il gardait et on retrouvait en lui les mérites plus solides qui distinguaient ses compatriotes, tout cet héritage de connaissances que les «nobles et gentilz mariniers» de Honfleur avaient mis à profit depuis le XVe siècle. En résumé, le vrai titre d'honneur de Doublet, ce qui le recommanda aux chefs d'escadre dès le début de sa carrière, c'est qu'il était un pilote, c'est-à-dire le guide sûr de ces vaisseaux bâtis à grand frais et qui étaient l'objet des soins incessants de Colbert.
La vie de Doublet se partagea en deux périodes distinctes: dans l'une, officier marinier et capitaine marchand, il trafiqua avec des chances diverses; dans l'autre, corsaire et commandant une de ces barques longues connues alors sous le nom frégates, il fut l'adversaire redoutable du commerce ennemi. Au temps où se préparaient les grands armements de guerre, Doublet rentrait au port où l'on pouvait tenter les entreprises les plus avantageuses. Un ordre du roi autorisait-il les particuliers à armer en course, Doublet était des premiers à offrir ses services et bientôt il prenait la mer sur une fine frégate. C'est ici l'époque on pourrait dire la plus brillante de sa vie, celle où l'on le voit s'élancer sur les convois et les amariner, porter l'épouvante sur les côtes d'Angleterre, – comme ce marin havrais qui fit descente, en 1692, entre le cap Lezard et Falmouth, avec cinquante hommes de son équipage et brûla un village de trente maisons.
Doublet est à Brest à l'heure où Seignelay surveille l'arrivée de la flotte de Tourville et presse les armements destinés à la restauration des Stuarts. Il est accueilli dans l'état-major du ministre; sa longue pratique des côtes de la Manche et de l'Océan lui permet de s'y faire une toute petite place, et le cercle de ses relations s'en trouve étendu.
La guerre finie, Doublet recouvrait sa liberté d'action. On louait ses services au moment du besoin, on le licenciait la campagne terminée non sans toutefois le récompenser.
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Les historiens n'ont pas manqué depuis un siècle à la marine française, mais tout ce qui, au point de vue historique, concerne la transformation de ses institutions est resté généralement ignoré. Dans une série d'articles parus dans la