Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV. Doublet Jean

Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV - Doublet Jean


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Il y déclare que s'il était moins en âge et que le roi lui voulût accorder la permission d'habiter ces îles, dont l'état lui paraissait meilleur que celui de la Hollande, il s'y établirait, il y fonderait un poste commercial, «veu que l'on en pourroit retirer de grandes utilitées.»

      Doublet s'arrête sur ce rêve qu'il caressait alors que depuis dix années il avait renoncé aux voyages sur mer. Mais il en parle avec la même vivacité, la même résolution qu'il apporta dans les tentatives de colonisation par lesquels débutent les récits qui suivent.

      AU LECTEUR

      Amy lecteur, sy j'ay la témérité de travailler à ce petit ouvrage ce nest par aucune vanité mais plutost pour faire connoistre les Grandeurs d'un Dieu tout puissant, qui du néant dont nous sommes formées il luy a pleu me donner des forces pour soutenir à autant de fatigues et advantures qui me sont arrivées dès ma tendre jeunesse jusqu'à la fin de mes voyages: depuis l'anée 1663 jusqu'à 1711. Ce nest donc que pour satisfaire ma famille et de mes intimes amis lesquels m'ont souvent prié de leurs laisser un manuscrit de mes voyages, et pour les contenter je m'y suis apliqué, ay travailler avec autant d'exatitude et de sincérité que ma mémoire a pü y fournir, ainsy qu'une exacte recherche que j'ay faitte de ce qui m'est resté de mes journaux, desquels j'ay perdu la plus grande partie par les malheurs qui me sont arrivés, comme la suitte en fera mention. Je suplie donc mes amis lecteurs de m'excuser à mes foibles styles et mauvais défauts dans cette espesce de relation, veu que je n'ay eu aucunnes études que celles pour ma profession de naviger. Et n'ayant en vüe que cecy paroisse au public, j'obmets d'y mettre quantité d'avantures et remarques que j'ay vües et qui feroit un trop long discours qui pouroit ennuyer les amys, et je n'ay mis que simplement les plus essentielles; ainssy ayez la bonté de pardonner mes deffauts tant sur les mots mal apliquées et discours mal arangées ainssy qu'à l'ortografe lesquels je vous suplie de coriger. Et vous obligerez. Etc.

      Puisque pour vous contenter, mes chers enfants, et bons amys, sur ce que vous m'avez témoigné de l'empressement que je vous laisse un recüeil de tous mes voyages, advantures et hazards que j'ay encourus pendant l'espasce de quarante neuf anées sur les élléments du vaste Ocxéan, je me suis vollontiers résoult à vous donner cette satisfaction, mais je vous réitère ma prière que de ne me pas exposer à la critique de ces beaux esprits qui ont leu quantité de belles relations quoy que la plus part sont flattées et amplifiez, je ne manquerois de tomber dans le ridiculle par mes sincéritées et raports simples et autant fidelles que je vous les laisse. Etc.

      CHAPITRE PREMIER

      Colonisation des îles Brion. – Voyages au Canada. – Destruction de la colonie. – Voyage à Québec; excursion chez les Iroquois. – Voyage à Terre Neuve; naufrage. – Promenade à Londres. – Doublet est pris par un corsaire d'Ostende. – Voyage au Sénégal. – Entrevue avec le duc d'Yorck. – Autres voyages.

      Je ne doute pas que vous n'ayez entendu souvent parler que feu mon père,17 que Dieu aye à sa gloire, se voyant un grand nombre d'enfants, restant encore saize bien vivants, et en état avec son épouze d'augmenter, n'ayant enssemble que médiocrement des biens en fonds et sa profession pour pouvoir élever une aussy nombreuse famille, mon père se détermina de s'intéresser dans une grande entreprise d'une société avec des Mrs. de Paris et de Roüen, dans le dessain d'établir une colonie aux îlles de Brion et de Sainct-Jean, dans la baie de l'Acadie, coste du Canadas18. Et pour y parvenir, on obtint du Consseil les concessions et pattentes du Roy, avec des privilèges accordés et de porter dans l'écusson de leurs armes ayant pour suports deux sauvages avec leurs massües et le dit écusson remply de textes de Griffon etc., tenant à fief et relevance à sa Majesté. Et il fut permis à mon père de changer les noms des isles Brion en celui de la Madelaine comme se nomoit ma mère.

      Et pour commencer, mon père fut député de passer en Holande pour y faire l'achapt d'un navire, du port de trois à quatre cents thonneaux, qui fut nommée le sainct Michel, et en mesme tems il fit achapt de plusieurs outils de charpente et autres propres pour deffricher les terres et pour travailler à la pesche des morues et des loups marins pour en tirer des huiles. L'on jugea à propos d'y joindre à cette despence un autre navire de cent cinquante thoneaux nomé le Grenadin et l'armement de ces deux navires se comenssa à Honfleur en 1662 avec beaucoup de précautions, et en outre les équipages une augmentation de vingt cinq hommes destinées pour hiverner et tuer des loups marins au commencement du printemps qui est leurs saison, puits viennent abondamment à terre dans les bayes avec leurs petits, puis les hommes leurs coupent chemin du bord de la mer et les frapent sur le museau d'un seul coup de petite massue de bois et tombent morts; puis on leur lève la peau et on en hache les chairs pour les réduire en cretons dans des chaudières, puis l'on entonne les huilles dans des bariques, mais nous n'eusmes pas cette paine comme le verez cy-après.

      Il faut venir au principe de notre départ de Honfleur en février 1663, que mon père chef et commandant sur les navires le sainct Michel et le sainct Jean, Bérengier sur le Grenadin étant disposés à partir d'un beau vent d'amonts propre pour partir, l'on tira un coup de canon dès le matin pour assembler les équipages. Mon père fit célébrer une grande messe à la jettée dans son navire atandant la marée. Les parents et amis y assistèrent pour prendre congé les uns des autres, et quelqu'uns restèrent sur le navire pour acompagner mon père jusque vis-à-vis la chapelle de Notre Dame de Grâce où il se faut absolument se quiter, lorsque les navires ne se doivent pas arester à la rade.

      Et ayant le dessein de faire le voyage, quoy que n'ayant que sept ans et trois mois19, je me futs cacher entre ponts dans une cabane, et me couvrits pardessus la teste pour n'estre pas veu. J'entendois bien crier lors de la séparation: «Embarque embarque tous ceux qui doivent retourner à terre, les dernières chaloupes vont partir.» Et je ne remüé pas de mon giste quoyque la faim me pressats. Je m'endormis à l'agitation du navire jusqu'à sept ou huit heures du soir qu'un nomé Jean L'espoir qui étoit contre maistre vint pour se coucher dans sa cabane où j'étois. Etant fort fatigué il se jetta de son long sur moy, qui me fit crier: «Vous m'écrasez». Et il se releva en grondant: «Qui est-ce qui sets mis dans ma cabane?» Et je me fits conoistre. Il me prist entre ses bras et me porta au bord du lict de mon père qui étoit couché ayant esté fatigué. Il fut très-surpris en me voyant et il me demanda d'un ton de colère pourquoy je n'étois pas alé à terre avec les autre. Et je luy dits que je m'étois endormy, et envie de faire le voyage avec luy. Il parut très fasché et dits que si nous rencontrons quelques navires qui aille au pays qu'il m'y renvoira, et il me fit aporter à souper dont je mengé d'apétit sans me sentir émeu de la mer, et puis il me fit coucher à ses costées et il fut contrainct de me laisser faire le voyage n'ayant pas rencontré d'ocasion pour me renvoyer.

      Et pour ne pas faire une longue narration, de nostre traversée qui fut longue, nous n'arrivasmes qu'à la my-may à la grande ille Brion que nous nomerons la Madelaine, et nous entrasmes les deux navires dans son port qui forme un espesce de bassin, et nous trouvasmes une loge où estoient une vingtaine d'hommes Basques que le Sr Dantès de Bayosne y avoit faits hiverner, et qui avoient bien réussy à la pesche des loups marins soubs la recommandation de Mr. Denis20 qui habitoit le fort de St. Pierre proche de Canceau, à l'ille du cap Breton, lequel Sr. Denis se croyoit maistre absolu de nos illes comme étant adjecentes et proche de luy. Les susdits Basques atendoient leur navire comandé par le capitaine Jean Sopite de St. Jean-de-Luz, qui devoit leurs aporter des vivres et faire pendant l'esté sa pesche des morues et emporter leurs huilles qu'ils avoient faittes. A l'abord mon père fit planter une grande croix sur le plus haut cap de l'entrée du port et l'on chanta le Te Deum, et les navires tirèrent chacun unze coups de canons, puis on alluma un grand feu en signe de prendre la possession, et on travailla une partie de l'équipage à faire des logements seulement couverts avec des voiles, et l'autre partye du monde disposoient les batteaux et échauffants pour faire la pesche des morues au sec.

      Il fut enssuitte quiestion d'examiner le lieu le plus à comodité


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<p>17</p>

François Doublet, Me apothicaire, rue Brûlée à Honfleur, né dans les vingt premières années du dix-septième siècle, mort avant l'année 1678 «aux païs estrangers où il étoit employé pour le service du roy.» – Reg. des délib. munic. 24 mai 1679.

<p>18</p>

Les îles St. Jean, de la Madeleine, Brion et aux Oiseaux forment un groupe d'îlots situés au nord du cap Breton, dans le golfe du fleuve St. Laurent. La compagnie de la Nouvelle France concéda ces îles à François Doublet par lettres du 19 janvier 1663. Voy. aux additions la pièce no 1.

<p>19</p>

A défaut de l'acte de baptême, cette indication permet de fixer la date de naissance de Doublet. Suivant lui, il était âgé de sept ans et trois mois en février 1663; il faut donc reporter sa naissance au mois de novembre 1655.

<p>20</p>

Nicolas Denis reçut provisions de lieutenant général en Canada le 30 janvier 1654. Il était fils de Mathurin Denis, écuyer, sieur de Fronsac, capitaine des gardes de Henri III.