Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV. Doublet Jean
rel="nofollow" href="#n21" type="note">21 bon maistre chirurgien, devoit avoir commandement portant qualité de lieutenant de mon père. L'on découvrit l'endroit le plus comode, à deux lieux et demie éloigné du port où nous étions, et pour y aler on pratiqua un chemin de dix huipt pieds en largeur; mais l'on faisoit transporter ce qui étoit pesant par un bateau qui débarquoit dans la baye la plus prochaine du cabanage nommé l'habitation. J'y futs, et tout jeune que j'étois je remarqué bien que le dit sr Gagnard étoit plus propre à la chirurgie qu'à gouverner, en se rendant trop famillier et trop doux envers les travaillants, et en divertissoit plusieurs à faire la chasse à tout gibier qui y ets abondant et dont la pluspart des jours s'écouloient à la bonne chère et ne ménageant pas leurs boissons. Le dit sr Gagnard et plusieurs syvroient survenant des querelles, et point de subordination; je revint au port et en advertis mon père qui se transporta sur l'habitation et nota bonne partie de ce que je luy avois dit, mais les gens le tournèrent de ce qu'il ne devoit s'arester aux raports d'un enfant et il n'en vit que trop les mauvais effects.
Sur la fin de may ariva au port le navire du capitaine Sopite, lequel parut très surpris de nous voir ainssy établir, et que mon père luy déclara que pour cette fois il luy permettoit de faire sa pesche aux morues seulement, après quoy il retiroit tous ces hommes à moins qu'il ne voulust nous céder un tiers des huilles des loups marins qu'ils feroient pendant l'hiver et le dit capitaine Sopite dépescha une chaloupe où il mit son fils pour donner advis à Mr Denis qui étoit à Canceau, et le dit sieur Denis se transporta dans une plus grande chaloupe à luy et alla à son abord, sans faire compliment, usa de menaces et puis fit plusieurs protestations et procès-verbaux et s'il n'avoit esté beaucoup inférieur en force d'hommes on en seroit venu aux mains, mais mon père quoyque très prompt luy représenta qu'il falloit examiner les statuts d'un chacun et se rendre justice à qui auroit plus de fondement, et après le tout examiné le Sr Denis aquiessa que les gens basques qui hiverneroient donneroient le tiers des huilles. Les morues manquèrent à la fin d'aoust et nos navires n'avoient qu'un peu plus qu'un tiers de leur charge. L'on se fondoit que les principes sont toujours les moins advantageux et qu'on avoit bien perdu des tems à faire les établissements et que dans l'anée suivante on trouveroit de grands avantages par les huilles qu'on espéroit faire pendant l'hiver, et l'on dispoza bien l'habitation de bonnes cazes couvertes de planches et gazons par dessus et autour les enclos. La saison nous pressa de partir sur la fin de septembre, un navire à moitié chargé et l'autre avec un peu moins. Et arrivasmes au port de Honfleur vers la fin de décembre 1663.
L'on commença à réquiper nos deux navires, la sociétté ayant de grandes espérances pour l'avenir22. Nous partismes du port au commencement de mars 1664; nous fusmes très mal traittés par des vents contraires, et n'arivasmes que à la my-juin, au port de l'ille de la Madelaine, et ayant tiré du canon nous fusmes surpris de n'y pas trouver de nos habitants, n'y aucun des basques. Mon père dépescha deux hommes portant de l'eaudevie à ceux de notre habitation, et leur dire qu'on leur aportoit de tous vivres et rafraichissements et ordre de venir quelqu'uns pour rendre compte de ce qu'ils avoient fait pendant l'hiver. Mais nos deux hommes étant revenus raportèrent n'y avoir touvé aucuns hommes, ayant trouvé les portes des maisons arières ouvertes et que les vents y avoient poussé les neiges de dans et dont il y en avoit 3 à quatre pieds de haut n'étant encore fondues, et qu'ils croyoient que Mr Denis les auroit fait sacager par des sauvages dont il étoit aimé et auroit fait retirer les basques. D'autres suposoient que ce pouroit être quelque forban, qui auroit fait ces désordres peu après nos départs, enfin on ne sceut que présumer. Et mon père demeura dans une grande consternation offrant ses paines au Seigneur, et fit raporter plusieurs outils et ce qu'on peut ramasser d'utile, et voyant qu'il ne se trouvoit presque pas de morues pour pescher autour de l'ille, il tint conseil où il fut résolu d'aller à l'ille Percée, où les morues y restent plus de tems. Nous abandonnasmes cette entreprise qui avoit donné lieu à de bonnes espérances et nous arivasmes à l'ille Percée vers la my-aoust. Nous y trouvasmes avec plusieurs navires le capitaine Sopiste qui nous raconta avoir passé avant nous à l'ille Madelaine et que, n'y ayant trouvé non plus que nous ses gens ny les nostres, il avoit pris le party de venir à l'ille Percée, où il avoit apris que nos gens avoient monté dans deux de nos barques à Québec peu après nos départs pour France; ils s'ennyvroient tous les jours jouant aux cartes et dez pour des verres de vin et d'eaudevie, et lorsqu'ils n'en eurent du tout plus, ils furent piller toutes celles des Basques, ce qui les fit aussy abandonner, et dont tous se dispercèrent sur chaque des navires qui étoient là présents. Mon père les fit assembler en présence des capitaines et fit dresser le raport de leurs déclarations, et dont il n'y aloit pas moins que de la potence pour nos malheureux coquins, d'avoir mis à ruine une aussy bonne entreprise sy elle avoit esté bien secondée. Enfin l'on pescha ce que l'on peut de morues jusqu'à ce que la saison obligea de nous retirer, et la grande perte qu'il y eut fit rompre cette société et les navires furent vendus à l'ancan. Voilà un beau commencement de voyage pour un enfant qui voyoit un aussy aimable père accablé de pertes et chagrins, et les soutenoit avec grande résignation que je luy entendois souvent dire: «Seigneur que votre saincte volonté soit faite». Homme sans vices, beau et bien fait et beaucoup d'esprit au récit de tous nos citoyens qui l'on connu et regretté, mais toujours puny de malheurs dans toutes ses entreprises.
En l'anée 1665, mon père fut demandé par la compagnie du Canadas23, lesquels luy proposèrent que s'il vouloit entreprendre pour eux d'aler à Québec sur un de nos vaisseaux qui armoit au Havre, en quallité de commissaire le long des costes de fleuve de St Laurent, pour y faire creuser un minne de plomb que l'on avoit découverte depuis peu dans les costes de Gasprée24, et qu'on luy fourniroit soixsante et dix hommes engagés à ce subjet, comme aussy un ingénieur mineur allemand de nation, et qu'on leur fourniroit un interprestre pour s'entendre, tous aux gages de la dite compagnie, qui fourniroit généralement tous les instruments et vivres ainsy que les barques nécessaires. Mon père avoit 3000 fr. par an et 4 pour cent de ce qu'on retireroit de plomb; l'ingénieur avoit 4000 fr. et l'interprestre 600 fr.; les forgeurs et autres à proportion. Mon père accepta le party, ce qu'il n'auroit pas fait sans les pertes cy-devant. Lorsque le navire fut à la rade du Havre prest à partir, une chaloupe vint pour y porter mon père qui se tenoit tout prest; je fits sy bien en sorte que je le gagné et ma mère pour me laisser aler avec luy, et nous fusmes conduits au bord de ce navire que commandoit le fameux capitaine Poulet25, de Diepe. Nous trouvasmes ce navire extrêmement embarrassé par 18 cavales et deux étalons des harnois du Roy26 et dont les foins pour les norir ocupoient toutes les places; dans l'entre pont étoient quatre-vingts filles d'honneur pour estre mariées à nostre arrivée à Québec, et puis nos 70 travaillants avec équipage formoit une arche de Noé.
Notre traversée fut assez heureuse, quoyqu'elle dura trois mois et dix jours pour arriver au dit Québec. Mr. de Tracy27 étoit vice-roy, Mr. de Courselles28, gouverneur, Mr. Talon29, intendant, Mr. de la Chesnée-Aubert30, commissaire général de la compagnie. Lorsque mon père eut communiqué ses ordres, on équipa une barque de 70 à 80 thonneaux de port affin de nous porter, avec tout le nécessaire pour les minnes. Le 13, nous arivasmes et nous débarquasmes au dit Gaspée, et nous travaillasmes à nos logemens et fourneaux. Dès le 28e, nous commencasmes de perçer dans le roc du costé du midy qui étoit la première découverte qu'en firent les sauvages naturels du pais, qui en faisant leur feu pour leurs chaudronnées mirent une de ces roches à servir de chenet, il en découla du plomb qu'ils trouvèrent après l'étainte de leur feu et en aportèrent à Mr. De la Chesnée, qui l'envoya en France et qui occassionna l'entreprise, croyant qu'il se troveroit beaucoup de ce métail comme en Angleterre. Le six de septembre l'on mit le feu à la dite mine après l'avoir creuzée de 32 pieds en profondeur et nous eusmes deux homme tuez et un nomé Doguet, de Rouen, qui eut les deux jambes amportées et trois autres légèrement
22
Un acte d'association du 1er février 1664 avait été passé entre François Doublet, François Gon sieur de Quincé et Claude de Landemare, marchands à Rouen, pour l'exploitation des îles de la Madeleine. Ce dernier, Claude de Landemare, était déjà intéressé dans l'opération, car il parut devant les tabellions de Honfleur le
A la ligne suivante, Doublet a écrit: «nous partismes du port au
23
Il s'agit de la compagnie de la Terre ferme d'Amérique réorganisée par un édit du 28 mai 1664 sous le nom de compagnie des Indes Occidentales.
24
La découverte de cette mine coincida avec le départ de l'intendant Talon pour le Canada. Jugeant que la découverte des minéraux ou riches ou de basse estoffé était un point essentiel aux affaires du roi, Talon obtint l'envoi au Canada de quarante travailleurs. La compagnie les recruta en Normandie et elle en confia la conduite à François Doublet. En outre de plomb, l'ingénieur-fondeur prétendait trouver de l'argent à la côte de Gaspée; «cette prétention paroist fondée,» écrivait Talon. – Arch. de la marine, Canada, 22 avril, 27 avril et 4 octobre 1665.
25
Ce marin originaire de Normandie, est resté inconnu. Toutefois la correspondance de Talon, intendant au Canada, et les dépêches de Colbert en font mention. Au mois de novembre 1670, le capitaine Poulet ou Poullet se trouvait à Québec. «Cet homme savant par une longue habitude et une expérience acquise de bas aage et devenu habile navigateur,» proposa de tenter la découverte de la communication de la mer du Sud et de celle du Nord par le détroit de Davis, «ou par le détroit de Magellan pour après avoir doublé tout le revers de l'Amérique jusqu'au Califourny reprendre les vents de l'Ouest et à leur faveur rentrer par la baie d'Hudson.» Son dessein, en outre, était de percer jusqu'à la Chine par l'un ou l'autre de ces endroits. Arch. de la Marine, Mémoire de Talon, 10 novembre 1670; Lettre de Colbert, février 1671. (Colonies, Canada).
26
Le débarquement des chevaux que le roi envoyait au Canada causa un grand enthousiasme parmi les habitants. A l'exception d'un cheval donné à M. de Montmagny près de vingt ans auparavant, c'étaient les premiers qu'on y voyait. – Ferland,
27
Alexandre de Pourville, marquis de Tracy, reçut le 19 novembre 1663 la commission de lieutenant-général des armées du roi et les fonctions et pouvoirs de vice-roi en Amérique. Décédé gouverneur de Dunkerque le 28 avril 1670.
28
Daniel de Remy, sieur de Courcelles, reçut commission de lieutenant-général en Canada le 23 mars 1665.
29
Jean Talon, ancien intendant du Hainaut, l'administrateur le plus éminent que Louis XIV ait envoyé au Canada, reçut la commission d'intendant à la Nouvelle-France le 23 mars 1665.
30
Auber, sieur de la Chesnée ou Chesnaye. Nous croyons que des liens de parenté l'unissaient à la famille de Doublet, dont le grand père paternel avait épousé Marguerite Auber, fille de Richard Auber, receveur du domaine de Roncheville.