La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de l'idée de liberté: c'est le sentiment de l'indépendance par rapport aux contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant les contraires, les domine et semble n'en plus dépendre. Quand le pendule intérieur, si on peut ainsi parler, est parvenu à l'extrémité de sa course et a ainsi épuisé son effet dans un sens déterminé, il tend par cela même à reprendre la direction contraire et à se donner dans ce sens nouveau un nouveau sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être borné à une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte, retrouver sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir, pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application supérieur aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est par cela même avoir une certaine indépendance qui est libre d'obstacles; voilà pourquoi l'idée d'indépendance est un élément de l'idée de liberté. Et puisque toute idée tend à se fortifier et à se réaliser, l'idée de l'indépendance développera en nous, elle aussi, une tendance à la réaliser ou du moins à en essayer la réalisation. L'enfant se dit à chaque instant: «Si j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et il l'essaye. Il aime à se donner, ici encore, le spectacle de son activité arbitraire et indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire une chose et il la fait; on le lui redira demain et demain il refusera de la faire. On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la nature humaine. Non, l'enfant fait seulement une expérience psychologique: il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas, uniquement pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique, il se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne droite les lignes les plus capricieuses, au chemin le plus court, mais le plus uniforme, le chemin le plus long et le plus varié: il aime à se sentir physiquement libre, dégagé de toute contrainte matérielle. Il en est de même pour son intelligence: il pense aux choses les plus opposées, il pense à l'absurde, pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute idée lui apparaissant avec un caractère particulier et borné, il aime à franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme il aime à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin, dans ses déterminations et dans ses actions, non moins que dans ses pensées, l'enfant aime à faire acte d'indépendance, parfois d'absolutisme: si on lui offre deux fruits en lui montrant le plus beau et en lui conseillant de le prendre, il lui arrivera souvent de préférer l'autre; il aime en effet la contradiction; il veut prouver à autrui et se prouver à lui-même qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de sacrifier son intérêt à son caprice.
L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se fortifie encore par le double rapport de l'état présent avec le passé et avec l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que deux contraires ont eu lieu dans des circonstances sensiblement identiques, comme sont sensiblement identiques deux triangles tracés sur un tableau. L'expérience actuelle ne m'apprend pas sans doute que les deux contraires soient possibles en même temps (et c'est un point sur lequel nous reviendrons dans la suite); mais il ne m'est pas difficile, par une simple combinaison de notions, d'imaginer cette possibilité (réelle ou non en elle-même) et de m'en former ainsi l'idée, seule chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le plus fort;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ; faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par cette nouvelle hypothèse: Les motifs étant les mêmes, j'aurais pu agir autrement; nous aurons ainsi construit l'idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre. Il n'est pas indispensable pour cela que l'idée du libre arbitre réponde dès l'origine à une réalité. Les lois de l'imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d'idées nécessaires. Quand j'ai commis, par exemple, une action mauvaise sous l'influence d'une passion dominante et que je rentre ensuite en moi-même, la passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à recommencer, il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement. Je compense alors invinciblement le souvenir de mon état passé par mon état présent, chose d'autant plus facile que la passion d'autrefois n'est plus en moi qu'une image affaiblie; je me représente ainsi l'action raisonnable comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible égal à l'autre, égal à l'action passionnée. Au fait, l'action raisonnable eût été possible si j'en avais conçu plus fortement la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût été plus présente et plus énergique. Aurais-je pu sans condition? – C'est ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire, par une comparaison avec le passé, l'idée de puissance inconditionnelle. Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et capital élément de l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter par le rapport de notre état présent à l'avenir.
L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à prévoir pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande selon les cas. Elle est, dans certaines circonstances, d'autant plus grande que l'action est moins importante et, par cela même plus dénuée de motifs conscients capables de la spécifier. Par exemple, dans les occasions où il s'agit de choses indifférentes, on ne peut prévoir si je choisirai pile ou face, si je partirai du pied gauche ou du pied droit, si je serai debout ou assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit déterminer telle action plutôt que telle autre, ce qui doit spécifier ma décision volontaire, c'est une coïncidence de causes extérieures, un hasard, conséquemment un déterminisme que je ne puis prévoir. Dans d'autres cas, au contraire, l'incertitude de l'avenir est proportionnelle à l'importance de la décision: c'est qu'alors les motifs conscients et spécifiques sont plus compliqués et plus contraires: les causes déterminantes de l'action sont intérieures, elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité tout entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature exceptionnelle et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort même à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir. Certains cas de conscience sont comme une tempête qui peut faire soulever la vague de mille manières. Ici, l'incertitude de l'avenir porte sur les conditions intérieures d'un acte important; tout à l'heure elle portait sur les antécédents extérieurs d'un acte sans importance. Dans les deux cas il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le caractère d'une personne: je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou un milliard.
Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza: est-ce l'ignorance des causes de l'acte qui nous donne l'idée de notre liberté? – Sous cette forme générale et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui ignore les causes de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa liberté, que le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer l'idée de liberté; c'est l'ignorance des causes d'une détermination volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j'ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en tout cela il ne s'agit pas d'une décision intentionnelle entre divers partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples allégués ne prouvent donc rien. – Mais, dira-t-on, quand il s'agit d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément d'autant plus libre que j'ai plus délibéré et que je connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l'analyse psychologique est incomplète. Ce n'est pas l'ignorance des motifs conscients de ma décision qui peut me donner l'idée d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est l'ignorance de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre telle décision déterminée. Or, cette cause