La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

La Liberté et le Déterminisme - Fouillée Alfred


Скачать книгу
dominé par une violente colère. Si je suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les lois de l'association ou de l'habitude, prend une puissance nouvelle dans mon esprit et, de confuse qu'elle était, devient distincte: c'est l'idée (subjective ou non) d'une résistance possible à ma colère, d'un empire que je crois pouvoir exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt cette idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense, bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle les autres puissances devront compter; et si, à tort ou à raison, je regarde cette puissance comme absolue en moi, l'idée de l'absolu devra produire un certain effet dans la balance. Elle pourra même, comme l'épée de Brennus, faire pencher le plateau du côté qui semblait d'abord le plus faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion; et, en définitive, multiplication de forces par l'addition successive de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement les lois. Brisant la ligne uniforme et fatale de mes pensées et de mes sentiments, elle aura rendu possible un acte qui, à ne considérer que la force intrinsèque et naturelle des motifs et des mobiles antérieurs, n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et prépondérant. Le déterminisme se réfléchit sur soi dans cette idée et s'y retourne en quelque sorte contre soi-même.

      En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous apparaître au moment où elle peut nous être utile dans la pratique, à moins que le paroxysme de la passion n'ait détruit toute réflexion. Cette idée, toujours présente en nous sous une forme plus ou moins latente, redevient manifeste dès que nous sommes en présence de deux actes possibles, entre lesquels nous hésitons. Par l'association du contraste, la double possibilité éveille nécessairement la notion d'un double pouvoir; et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente ou ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous attribuer actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure un double pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance irrésistible, que le déterministe subit comme les autres hommes. La notion et la persuasion de notre liberté sont donc toujours ou presque toujours parmi les motifs de notre décision réfléchie. Oublier cet élément dans ses analyses, comme l'ont fait les psychologues, c'était oublier ce qu'il y a de plus original et de plus essentiel dans l'activité humaine.

      En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi devenir l'esclave d'une mauvaise habitude, comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle subjective en soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à l'homme vicieux que ses vices sont en tout indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique, vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi donc, autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se croit pratiquement libre, puissant et capable de persévérance, autant il devient faible dans la pratique et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer de lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence extérieure plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait, pour calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement libre et que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté pratique de la volonté réfléchie ou à double idée.

      L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir, – cette persuasion fût-elle toute subjective, – il n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas absolument défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En détruisant l'idée même de liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous aviez anéanti peu à peu la liberté. C'est le sophisme paresseux réalisé par les Orientaux.

      Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et qu'ils négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En vertu même de leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à conclure que, pratiquement, il est bon, il est nécessaire de fortifier chez les hommes l'idée de la puissance des idées. Encore une fois, faites comprendre aux hommes qu'ils ont un grand pouvoir sur leurs passions, et vous leur donnerez un certain pouvoir; plus la persuasion sera forte, plus l'effet sera grand, plus l'idée de puissance personnelle triomphera de l'impersonnelle fatalité.

      Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels: il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le soulever en effet, et la force physique ne se crée pas en nous par la persuasion; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble développer et mettre en liberté une véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la résolution d'un problème pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force intellectuelle fait du moins qu'il cherche la solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole: «Cherchez et vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine de la volonté; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait, opérerait sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce pouvoir, nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici, la persuasion que nous possédons une semblable puissance doit être beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un bien de se croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne nous donne pas une liberté métaphysiquement absolue, – question réservée, – nous donne du moins une énergie pratique dont l'indépendance est toujours perfectible, sinon parfaite.

      Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout faire par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle; autant il est bon de croire qu'une certaine liberté est au centre de nous-mêmes, autant il est bon de se rappeler que nos moyens sont des conditions et des nécessités qu'il faut bien connaître. Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras, – ce qui n'avance à rien ou presque à rien, – autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier. Nous ne dirons donc pas qu'on soit plus libre, sans autre condition, à mesure qu'on croit plus l'être. Malgré


Скачать книгу