La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

La Liberté et le Déterminisme - Fouillée Alfred


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individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en formules: si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous ne pouvez prévoir quelle sera la nuance particulière que produira le mélange. Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles proportions produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous ne savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide où vous mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela même prédire la couleur complexe qui en résultera. Notre naturel n'est pas une eau claire où les motifs et mobiles se mêleraient en gardant chacun sa nuance propre: il est lui-même une combinaison que la «chimie mentale» ne saurait réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience des motifs dans la délibération pour soutenir que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance des causes, car la connaissance des motifs ne nous donne pas celle de la cause fondamentale et décisive: la réaction propre de notre caractère. Sous les motifs conscients se trouve notre activité inconsciente avec ses tendances et inclinations de toute sorte; c'est même dans cette région d'inconscience ou, si l'on préfère, de conscience générale et non spéciale, que nous plaçons notre moi, notre vouloir personnel. Dès lors, quand nous avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la conscience claire, de la conscience superficielle, la détermination finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en résulte un arrêt dans la série apparente des causes, une apparente solution de continuité, comme entre les derniers rayons visibles du spectre et l'obscurité qui les enveloppe. De là vient l'apparence d'un commencement impossible à prévoir, d'un commencement de série non rattaché à d'autres séries, d'un «commencement absolu.» Le conflit des motifs conscients produisait un arrêt momentané dans notre évolution intérieure et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le problème, met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de la décision. Ne pouvant avoir la conscience analytique de ce qu'on pourrait appeler notre conscience synthétique, nous ne saurions nous-mêmes calculer et prévoir ce que nous voudrons dans telle circonstance grave: nous attribuons alors la volition à un pouvoir dominant les contraires, et comme ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et synthétique, notre moi, il en résulte que nous attribuons au moi, – non plus à un dieu ou à une force étrangère, – la réaction finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins extérieurs par lesquels il est sollicité.

      Quand nous pouvons analyser entièrement toutes les causes d'une décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des contraires: nous disons que nous ne pouvions faire autrement, que nous avions telle inclination, telle pensée, telle autre, que celle-ci a été effacée par celle-là, que tel penchant ou telle habitude avait trop de force acquise pour être contrebalancé par tel motif, etc. L'idée du pouvoir des contraires naît de la conscience synthétique et obscure, et seulement dans les cas qui engagent cette conscience, non dans ceux où il s'agit d'effets que nous n'attribuons pas à notre moi, à notre conscience concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires n'ont donc posé la question sur son vrai terrain.

      Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être enveloppée (comme d'autant de cercles concentriques) par des puissances contenant en apparence les contraires. Le premier cercle est formé par l'intelligence: nous expérimentons en nous l'action motrice et efficace des idées, ainsi que la possibilité de trouver des motifs contraires pour ou contre tout acte, ce qui nous donne la notion de notre indépendance intellectuelle. Puis, nous avons le sentiment d'un pouvoir encore supérieur aux idées, les mobiles, qui forment un second cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux motifs particuliers: l'individualité, le caractère personnel, enfin un dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout ensemble, c'est la conscience même en sa synthèse, la conscience où viennent se fondre toutes les images, l'unité (apparente ou réelle) qui domine tout et décidera en dernier ressort. Là se place la volonté, et de là aussi nous vient l'idée de liberté comme puissance supérieure aux déterminations contraires, aux mobiles connus et aux motifs connus.

      Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée, qui prend une forme métaphysique. Grâce à notre faculté d'abstraire, nous pouvons considérer une puissance, non en tant qu'elle dépend elle-même d'autre chose, mais en tant que quelque chose dépend d'elle; et sous ce rapport abstrait, relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus dépendante, mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée, comme une simple abstraction par laquelle une chose nous paraît seulement antécédente, bien qu'elle soit en même temps conséquente; en d'autres termes, l'indépendance ne sera jamais pour eux qu'une moitié du réel, tandis que pour les autres elle peut être un tout; mais il s'agit en ce moment de montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les parties, le complet, le parfait comme contenant la raison de l'incomplet et du particulier. Enfin, faisant abstraction des limites, nous arrivons à concevoir l'illimité, l'absolu. C'est d'abord l'idée négative d'une indépendance absolue, puis l'idée plus positive, mais non moins problématique d'une plénitude de puissance intelligente. – On verra plus loin, en étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la raison, comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que celle de la causalité intelligible (au sens de Kant) conçue comme pouvant contenir la raison suprême de la causalité sensible. Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et des conséquents qui constitue le déterminisme, cette causalité purement idéale peut apparaître comme l'idéale liberté.

      Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique, puis psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu, nous pourrions examiner comment elle se transmet dans l'espèce par voie d'hérédité. C'est un point sur lequel nous aurons à revenir. Dès à présent, il est clair que l'idée d'indépendance et de liberté est, chez l'individu, une puissance qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc une supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès. Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent le triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la conscience, de plus en plus spécifique et caractéristique de l'humanité: elle finit par être innée, et nous venons au monde avec l'instinct de la liberté, bien plus, avec la persuasion de la liberté, comme nous naissons avec l'idée de l'espace ou avec l'instinct de la curiosité2.

      II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer d'influer sur notre conduite. C'est cette influence pratique que nous devons maintenant montrer, en réservant pour la suite l'examen théorique de la question.

      1o Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance absolue dont nous avons l'idée. 2 °Cette tendance, d'après les lois mêmes du déterminisme, doit créer en nous un certain pouvoir proportionné, ce semble, à son intensité. 3o Nous ne tardons pas à reconnaître l'efficacité pratique de cette tendance; et même, dans une foule de cas, nous n'apercevons point de limite déterminée et précise à l'extension de notre pouvoir: il en résulte une confiance en soi qui va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que nous avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure à tous les contraires, capable de rester la même quand tout change, ou de changer quand tout reste le même.

      Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes ne le nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la réalité. Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes, le déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la psychologie entreprend l'analyse et dont la morale entreprend la discipline, mettre en ligne de compte l'idée de la liberté, puisque cette idée entraîne d'abord une tendance à la réaliser, puis une réalisation au moins apparente, et enfin une conviction au moins subjective de notre propre liberté. Dès lors le système déterministe subit un changement considérable au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les résultats que va produire, dans l'application


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La genèse que nous venons d'indiquer, dans l'individu et dans l'espèce, nous permet de répondre à une question souvent posée: «Si l'idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de l'observation de la conscience, d'où vient-elle?» (Rev. ph., La physique et la morale, p. 276.) – «Comment ce qui n'est pas libre, demande M. Delbœuf, peut-il avoir l'idée de la liberté?» – L'argument est classique; il n'en est pas plus probant. L'idée d'une indépendance relative est, comme nous l'avons vu, un objet d'expérience; celle d'une indépendance complète est une construction de la pensée. Les formes sous lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie illusoires et en partie réalisables, sont aussi des constructions possibles de la pensée, et nous en étudierons plus tard le développement. L'expérience m'apprend, par exemple, que deux actions contraires sont réalisables et ont lieu effectivement; elle ne m'apprend pas qu'elles soient possibles en même temps, sans doute; mais il ne m'est pas difficile d'imaginer cette possibilité simultanée par une simple combinaison de notions. Ainsi naît l'idée du libre arbitre.