La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

La Liberté et le Déterminisme - Fouillée Alfred


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DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL

      I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure. – Conduite de l'automate spirituel devant la nature.

      II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?

      III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres? – Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres. – Argument du pari. – Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.

      IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.

      V. Le droit social dans le déterminisme.

      I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde extérieur ne semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord, l'idée des objets extérieurs et de leurs lois demeure la même. Le déterministe ne commettra donc plus en face de la nature et de son cours le sophisme paresseux du fatalisme oriental, car il ne croit pas que les phénomènes sensibles arrivent en dépit des causes, mais en raison des causes: c'est la définition même du déterminisme. Le sophisme paresseux aboutirait ici à la négation de ce déterminisme; il signifierait: «Vous aurez beau accumuler toutes les causes déterminantes, l'effet pourra ne pas se produire; supprimez toutes les causes, il pourra se produire encore.»

      La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion commune, c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal des choses, place un mécanicien à la fois intelligent et libre; tandis que le système de la nécessité met en présence deux mécanismes, l'un inintelligent et insensible, l'autre intelligent et sensible. Mais toutes les relations qui n'impliquent rien de moral demeureront pratiquement les mêmes entre les deux termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier aura, dans sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens d'information et d'action par rapport au monde extérieur. Seulement, chez l'automate intelligent, l'intelligence sera efficace par elle-même, tandis que chez l'être supposé libre elle sera efficace par autre chose, je veux dire par une volonté capable de s'opposer à l'intelligence et de la rendre parfois inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de rectifier le déterminisme en y introduisant l'idée de liberté. L'automate mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion de l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux idées mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques du dehors. Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence qui montre le but se confond avec la puissance qui y porte, la conscience de la liberté avec la conscience de l'efficacité inhérente à l'idée de liberté, la délibération intellectuelle avec l'indécision entre plusieurs idées dont cette idée supérieure embrasse pour ainsi dire en soi la multiplicité; enfin le jugement du meilleur et la prévalence d'une idée particulière se confondent avec la détermination.

      On objecte qu'un automate ne pourrait délibérer: – Ce qui est conçu comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une délibération; nous ne délibérons pas sur le cours des choses extérieures, ni même sur la circulation de notre propre sang, qui ne dépend pas de notre liberté. – C'est que nos idées sur la circulation du sang n'ont aucune influence directe sur cette circulation; mais les idées que nous avons, par exemple, sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les causes qui déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent à produire nos mouvements. L'automate intelligent pourra donc aussi délibérer, et ce serait lui opposer à tort le sophisme paresseux que de lui dire: «Vos idées ne vous servent à rien,» puisqu'au contraire les idées sont ses ressorts et ont sur lui une puissance déterminante3. La délibération est simplement l'instant où les motifs et les mobiles contraires, conscients ou inconscients, se balancent dans l'esprit. Et parmi ces mobiles, pour compléter psychologiquement le déterminisme, il faut placer l'idée de liberté, qui prend ici cette forme: l'idée du pouvoir directeur des idées, conséquemment du pouvoir efficace de la délibération même. Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à l'essai son pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de l'automate tout comme dans celle de l'être libre, à la condition que la même idée traverse leur intelligence. Ils seront, en présence d'un péril peu grand, également capables de s'adresser cette question: «Si je restais?.. Voyons si j'en aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut prendre l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté indifférente choisirait précisément le contraire de toutes ses préférences intellectuelles et de tous ses sentiments. Hasard incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.

      II. – Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également dans le déterminisme. Un des arguments essentiels des plus récents partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme supprime toute recherche possible de la vérité. «Dans le système déterministe, dit-on, où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l'engager à la mettre en question;» au contraire, «dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste: c'est un motif de conscience4.» En raisonnant de cette manière, on pourrait dire: Tout malade ayant nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif pour l'engager à soigner sa santé. – Les indéterministes oublient qu'on peut triompher d'une nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple d'une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine. Le motif de contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l'hypothèse du déterminisme que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience de nos erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent encore ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle consiste à croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais qu'ils sont déterminés indépendamment de leurs causes5.

      III. – Considérons maintenant les mêmes personnages dans leurs rapports avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme, dit-on, rend inutile toute règle de conduite. Mais cette objection, qui n'est pas même valable contre le déterminisme ordinaire, l'est encore moins contre le déterminisme rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de machines; croire que les effets résulteront des causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir les effets; tout au contraire.

      On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et les prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens dans l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières, dit-on, au fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait pas non plus de prières à l'automate de Vaucanson. – Assurément; car le fleuve n'a ni oreilles ni intelligence, pas plus que l'automate de Vaucanson. La seule prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher de déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des fleuves entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait de leur parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident que nos paroles ne convaincraient pas un fleuve sourd, mais elles ne convaincraient pas davantage un homme sourd. Les déterministes connaissent, mieux encore que les autres, la loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la fin, qu'on


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<p>3</p>

«Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération; il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander: Que dois-je faire?.. Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle est cette raison?.. Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter.» (Revue philosophique, février 1882, p. 31.) – Cet argument revient à dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses causes, – qui sont les raisons et motifs, – ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune influence; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.

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M. Secrétan, ibid., p. 38.

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Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delbœuf. «Dans le fond de leur cœur, dit ce dernier, et en dépit de leur système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle contemplatif; aucun n'accepte d'être en tout un instrument entre les mains de l'impérieuse fatalité; tous ils ont la prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins.» – Oui, sans doute, répondrons-nous, de la soumettre par la pensée et par la force même que les idées exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique.» (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que la science est purement contemplative, et non pratique par elle-même.