La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

La Liberté et le Déterminisme - Fouillée Alfred


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imprévue, on ne sera jamais complètement sûr de réussir; si au contraire cette liberté n'existe pas, on en sera sûr: voilà toute la différence, qui est ici à l'avantage du déterminisme. De plus, rétablissez dans le déterminisme même l'idée de liberté et son influence pratique, il est clair que le déterminisme ainsi complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir sur vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir et de tourner ce pouvoir au profit de ce qu'on vous demande. Les deux systèmes, ici encore, coïncident donc pratiquement6.

      On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe, dit-on, ne parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras d'ici à un quart d'heure; je suis donc libre de lever le bras. – Sophisme paresseux. Personne ne pariera en effet, parce que les mille francs, ou simplement le désir de la contradiction, peuvent devenir une raison de lever le bras. Le déterministe ne saurait parier que son pari n'agira pas sur vous, puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante du motif le plus fort. – Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de gagner le pari. – Non; car on ne connaît pas tous les motifs, et on n'en peut calculer la force. Le pari serait chanceux dans le cas de la nécessité comme dans celui delà liberté. En outre, ici encore, l'idée du pouvoir sur soi intervient dans le déterminisme même. Je sais que je puis résister à votre désir pour le seul plaisir d'y résister, que je puis agir avec une sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon arbitraire ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant, savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette idée perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée de liberté. Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend les paris possibles. Les automates pourraient faire entre eux des paris comme les hommes libres; ce serait l'équivalent de ceux que l'on fait aux jeux de hasard. Ces derniers ne supposent aucune liberté, ni dans les dés du joueur, ni dans sa main, ni même dans la force qui meut sa main; car une machine qui lancerait les dés en l'air remplirait le même office et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a beau être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous ne connaissons pas toutes les données du problème; il y a alors indétermination, sinon dans les choses, du moins dans notre pensée. En revanche, quand nous opérons par la statistique, sur des masses, non sur des individus, le calcul redevient exact et la prévision presque certaine.

      Pourrons-nous repousser également les preuves du libre arbitre fondées, non plus sur la nécessité mathématique, mais sur la confiance même que nous avons dans la liberté apparente ou réelle de nos semblables, je veux parler de l'argument fondé sur les promesses et les contrats? Des intelligences déterminées par leurs idées pourraient-elles se lier entre elles par des promesses relatives à l'avenir? – L'automate spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un engagement ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant sont aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je l'accomplirai effectivement, à moins que dans un an je ne sois dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on signer un pareil engagement?

      – Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les déterministes, qu'un contrat qui serait l'œuvre d'une liberté indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son tour, devrait introduire dans son traité une clause non moins inquiétante: «En vertu de ma liberté d'indifférence ou de mon libre arbitre, je veux aujourd'hui faire telle ou telle chose dans un an; et je l'exécuterai en effet, à moins que, en vertu de la même liberté d'indifférence ou du même libre arbitre, je ne veuille en ce temps-là le contraire.» Voilà une part laissée au hasard qui vaut bien la part laissée au destin. Dans la détermination future de l'automate se trouve une inconnue, qui pour nous est indéterminée; et dans la détermination future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre se trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement pour nous, mais en elle-même.

      Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il ne semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes. On n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la liberté mieux entendue une puissance capable de lier l'avenir au présent, de déterminer l'acte à venir par l'acte présent. C'est ce lien, en effet, que tout contrat suppose; plus il est invincible, c'est-à-dire plus le présent est déterminant par rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La question ainsi modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver, dans un contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent; et ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?

      – Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire, c'est le contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses, avec les sanctions extérieures et intérieures qui en suivent l'accomplissement ou la violation; retomberons-nous dans le sophisme paresseux en déclarant inutiles ce contrat et ces conditions, qui ne peuvent pas ne pas jouer un grand rôle dans la production de l'acte à venir?

      – Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il bien vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle de sa réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette réalisation, l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?

      – Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi qu'un effet et un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance en moi.

      – Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le savez-vous?

      – Je le crois. Et vous, savez-vous de science certaine si vous voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous voulez aujourd'hui? Vous le croyez d'une croyance plus ou moins voisine de la certitude, parfois même équivalente à la certitude dans la pratique, voilà tout. Que de serments éternels qui n'ont duré que quelques années! Et pourtant ils étaient sincères. Que de vœux prononcés pour toute la vie et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin! Prenez garde de tomber dans l'idée mystique et trop souvent chimérique des théologiens, qui demandent au religieux l'abdication libre de sa liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel un serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont déjà que trop empreintes de cette fausse conception qui, au lieu de demander la durée d'un lien à celle des idées et des affections, la demande à la prétendue puissance d'une liberté qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs combien ces lois ont peu de confiance dans l'«immuable liberté,» puisqu'elles l'environnent d'entraves et de menaces sociales, pour être plus sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette théorie est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des hommes, non comme des saints, pour lesquels précisément les lois seraient inutiles. Votre théorie de la liberté, au contraire, nous a valu toutes les servitudes sociales et religieuses. On est allé jusqu'à engager non seulement sa liberté, mais celle de ses enfants et des enfants de ses enfants, au service d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la stabilité des contrats et des institutions à la nature même des choses et à la force des idées vraies, non aux résolutions toujours révocables du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en me donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de m'enchaîner pour l'avenir. La science est immuable comme son objet, le vrai et le bien; c'est sur elle que nous fondons l'éternité de nos promesses et de nos engagements. Chercher un point d'appui ailleurs que dans les choses éternelles et dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa confiance dans ce qui ne la mérite pas.

      – Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense et l'objet pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est dans la vérité se trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci est livrée à toutes les nécessités, conséquemment à tous les hasards des influences extérieures ou intérieures; elle ne sait pas si elle restera toujours la même à travers le temps et l'espace; au contraire, ma volonté, si elle est libre, peut le savoir. Quand je m'engage envers vous par une promesse, je m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de temps qui séparera la promesse faite de la promesse accomplie. Ce temps, ma volonté le domine; elle le tient sous sa puissance, avec toute la série des phénomènes qui peuvent y trouver place. Quels que soient


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<p>6</p>

Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville: «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de conseils.» (Rev. phil., 1879.) – On ne donne pas de conseils à une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils, c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins: l'argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux; l'argumentum logicum est un bon moyen pour l'homme.