La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
l'idée même de liberté nous aide à le franchir.
Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète. «Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman. – Mais aussi rien ne sert de rester: que je n'agisse pas ou que j'agisse, ce qui doit arriver arrivera toujours. Les prémisses aboutissent donc indifféremment à deux conclusions contraires; on ne peut préférer l'une à l'autre que pour des raisons étrangères à l'argument lui-même, telles que le plaisir ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait de l'action, en un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec rigueur à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est logiquement possible.
C'est que les prémisses, sous l'apparence de la nécessité, renferment l'arbitraire. Cette détermination absolue des choses par le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous ne la connaissons pas et ne pouvons même la prévoir; nous sommes en dehors d'elle par notre pensée comme par notre action. Donc, si les choses sont absolument déterminées en elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument indéterminées pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise, elle se tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de notre pensée; et nous ne la connaîtrons que quand elle sera descendue dans le domaine des faits accomplis.
Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus de notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de toutes conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle seule, en dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue devient pour nous l'absolue contingence; cette certitude suprême devient suprême incertitude. Si je possédais la moindre assurance scientifique relativement à une liaison particulière de cause et d'effet, si par exemple j'étais sûr que le mouvement de mes jambes me portera toujours d'un lieu dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir d'échapper au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la pensée, qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui reste est précisément celle dont les résultats me sont inconnus. Quelle différence y a-t-il entre cet absolu destin et un hasard qui serait également absolu? Dans ce second cas comme dans le premier, l'efficacité des causes est supprimée, et le hasard peut empêcher l'effet de se produire. Le monde offrirait alors un spectacle si incohérent, que je ne devrais même pas compter sur ce que je tiendrais dans la main. Tout au plus pourrais-je, animé d'un dernier espoir, jeter mes actions comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.
Le destin est l'absolue unité d'une puissance suprême qui se maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité des choses que notre expérience et notre pensée peuvent saisir. Le hasard est une multiplicité absolue qui irait changeant et variant sans règle et sans condition, qui par cela même échapperait à toutes les prévisions de notre pensée. Dans le premier cas, tout dériverait d'une liberté absolument une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une liberté absolument multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre hypothèse, le principe suprême se réduit pour nous à une chose inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à se changer en son contraire.
Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu ne concluent théoriquement à aucune conduite déterminée et particulière; mais elles n'en renferment pas moins une conclusion générale d'une grande importance pratique: c'est que nous ne pouvons rien, que nous ne sommes rien, que tout s'est fait et se fera sans nous. L'idée de l'indétermination logique des effets qu'amènera le destin entraîne pour nous l'inertie pratique. Un corps inerte et passif est-il en repos, tant qu'une raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être en repos, par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il continue son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé par la pensée du destin: il flotterait au gré des influences extérieures ou intérieures. Au-dessous de ce motif général, l'impuissance à changer le destin, ceux des motifs particuliers qui sont compatibles avec le premier reprendraient seuls leur empire. Or, il y aurait incompatibilité entre le destin absolu et le motif moral, si l'on entend par ce dernier un bien qui soit l'œuvre propre de la volonté humaine. Les motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de cette abdication morale.
Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que les autres avec l'idée du destin, c'est que la passion produit son effet dans le moment même; elle prend donc la forme non plus d'un destin à venir et inconnu, mais d'un destin présent et connu. Elle nous donne le sentiment d'une possibilité et comme d'une puissance immédiate que le destin même nous force à mettre en œuvre. Ce que je fais est possible et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus. Les idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur, n'auraient de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur ou l'espérance présente. L'activité humaine serait réduite à un minimum, concentrée au point où le destin semble se confondre avec ce que nous faisons, où ce que nous faisons semble se confondre avec le destin. L'idée d'une puissance exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans la pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion, limite commune du hasard et du destin.
En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne un premier exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de liberté; et cette influence nous fait déjà entrevoir un moyen de conciliation pratique entre les doctrines adverses. La même idée qui énerve et abaisse pourra peut-être, en se déplaçant, fortifier et relever. C'est, nous l'avons vu, sur la notion de liberté que le fataliste même s'appuie; seulement il la place dans l'absolu et attribue au principe des choses une liberté exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation de notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement lui-même de toute initiative; lorsque ensuite les événements extérieurs lui apparaissent comme la manifestation du destin, il leur confère, tant qu'il s'en tient à cette nouvelle conception, une puissance absolue sur lui-même; enfin, ce qu'il est en train de faire ou de ne pas faire dans le moment présent lui apparaît comme la manifestation du destin en lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente à lui: il retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui lui est dévolu, le faible reste d'une puissance réduite au présent et qui ne peut que ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle subit. L'idée du fatalisme complet est donc la réalisation de la liberté en tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la réalisation en nous de la fatalité, ou encore d'une sorte de hasard qui nous livre aux circonstances et aux passions présentes. Nous nous rapetissons par l'idée exagérée de notre petitesse, et nous agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence d'une simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à la seule pensée du monarque invisible qui du fond de son palais gouverne tout. Notre seule ressource est de l'oublier, ou de lui dérober furtivement nos actions présentes, ou enfin de nous persuader que, si nous faisons ces actions, c'est qu'il nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur tout. Ce n'est pas sans raison que les peuples les plus fatalistes dans l'ordre religieux sont généralement les plus esclaves dans l'ordre politique.
Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit par se concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne saurait subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes et les savants qui admettent qu'une cause première produit tout par un enchaînement régulier de causes secondes et d'effets, le gouvernement de l'univers peut bien être encore une monarchie, mais c'est déjà une monarchie constitutionnelle. Le souverain, s'il y en a un, agit suivant des lois régulières et respecte la constitution qu'il a lui-même établie. La raison nous fait concevoir le souverain, et l'expérience nous met au courant de la constitution. C'est à ce système que le fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre d'accord avec les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral. Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où peut aller l'accord pratique entre le déterminisme et l'idée de liberté, en commençant par les faits les plus extérieurs et les plus aisément conciliables avec les diverses