La dégringolade. Emile Gaboriau
aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des environs et d'ecclésiastiques de la paroisse.
Mais le commandant Delorge ne croyait point acheter trop cher par d'interminables parties de boston, le droit de contempler à son aise Mlle de Lespéran…
Deux ou trois fois il avait trouvé l'occasion de s'entretenir avec elle, mais il n'avait pas osé aborder la grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique préoccupation.
Seulement, comme il voyait la jeune fille rougir dès qu'il paraissait, et se troubler dès qu'il lui adressait la parole; comme chaque fois qu'il passait à cheval dans la rue, certaine persienne s'écartait imperceptiblement, il se supposait deviné, et espérait n'être pas accueilli trop défavorablement.
Il ne cherchait donc plus qu'une occasion de se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que le teint si beau de Mlle de Lespéran se fanait, que ses joues se creusaient, et qu'un cercle de bistre, chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.
Inquiet, il s'informa, et apprit les raisons de ce changement.
Une nouvelle fantaisie était venue à Mlle de la Rochecordeau.
Sous prétexte d'insomnies pénibles, elle employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la nuit.
Le matin venu, la vieille égoïste se renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu'à midi.
Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se lever en même temps que la servante, dont elle partageait la besogne, n'avait plus ainsi que trois ou quatre heures au plus d'un mauvais sommeil.
A cette certitude, le commandant Delorge entra dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite blême de peur.
– Halte-là! s'écria-t-il, cette vieille coquine finirait par me la tuer!
C'est pourquoi, dès le lendemain, par une belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans plus de phrases:
– Mademoiselle, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de Lespéran, votre nièce…
Et, sans lui laisser le temps de placer une syllabe, il lui exposa tout d'une haleine son origine, sa situation présente et ses espérances pour un avenir prochain.
Surprise au delà de toute expression, la vieille fille regardait cet épouseur de l'air dont on examine un phénomène.
– Hélas! cher monsieur, dit-elle, cette pauvre enfant n'a pas un sou de dot!
Mais le commandant s'étant écrié:
– Eh! mademoiselle, je le savais fort bien!
Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia, et finit par déclarer qu'elle ne pouvait se décider ainsi, qu'elle consulterait, qu'elle répondrait plus tard…
La vérité est que la bonne demoiselle se sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.
Que deviendrait-elle, grand Dieu! si on lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses colères et de ses caprices? Qui donc la soignerait, la dorloterait, la veillerait au moindre rhume? Qui lui ferait de ces lingeries admirables dont elle se parait et qui semblaient sortir de la main des fées? Trois servantes ne remplaceraient pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.
– Jamais ce mariage ne se fera! s'écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné les talons.
Et aussitôt, de toute l'activité de son esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas…
Elle eut vite trouvé.
Quoi! le fils d'un ouvrier de Poitiers, un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de Lespéran!..
– Jamais, s'écria-t-elle encore, ce serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son tombeau!
Malheureusement pour les charitables projets de Mlle de la Rochecordeau, son avis n'était pas du tout celui de sa nièce.
En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante à une heure inaccoutumée et en grand uniforme, Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme qui aime, et ne la trahissent jamais.
– Il vient me demander en mariage! s'était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.
Et dominée par un irrésistible besoin de savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée d'une telle action eût révoltée l'instant d'avant, elle était allée se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout entendu.
Si grand était son trouble, qu'elle faillit se laisser surprendre par le chef d'escadron. Moins ému lui-même, il l'eût peut-être vue s'enfuir éperdue et regagner sa chambre, où elle se barricada.
Elle se demandait:
– Que va décider ma tante?.. Quelle sera cette réponse qu'elle promet pour plus tard?..
Cette réponse, Élisabeth connaissait trop Mlle de la Rochecordeau pour ne la point prévoir.
– Ma tante va le repousser, pensait-elle en proie au plus violent désespoir; il se croira dédaigné, je ne le reverrai plus… Que faire? Mon Dieu, inspirez-moi!
Elle réfléchit un moment, et le résultat de ses réflexion fut ce laconique billet à M. de Glorière:
«Mon bon ami,
«Vous rendrez un immense service à votre petite amie, si aujourd'hui même, et le plus tôt possible, vous veniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de la Rochecordeau. Je m'en remets à votre prudence et à votre discrétion.
Mais écrire ce billet n'était rien. Le difficile était de le faire porter à l'instant au château de Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.
Devenue tout à coup audacieuse, Mlle de Lespéran envoya chercher par sa servante le petit garçon d'une voisine, qui faisait à l'occasion des courses pour la maison.
Bientôt il parut.
– Tu connais, lui dit-elle vivement, le baron de Glorière? Tu sais où il demeure?
– Oh! oui, mademoiselle, répondit l'enfant.
– Eh bien! il faut qu'il ait cette lettre avant une heure… Tu ne la remettras qu'à lui… Allons, pars, dépêche-toi, cours…
Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa fortune!
– Pourvu, pensait-elle, quand le petit garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière soit chez lui!..
Il y était.
Drapé dans une robe de chambre à grands ramages, le vieux collectionneur était en train d'épousseter ses meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa protégée lui fut remise.
L'ayant parcourue d'un coup d'œil:
– Oh! oh! murmura-t-il, prudence, discrétion! qu'est-ce que cela signifie?
Et le petit commissionnaire étant sorti, il se hâta de s'habiller pour se rendre à Vendôme.
– Car il est évident, pensait-il, qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire. Qu'est-ce que cette satanée vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth?..
Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand, moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus amical.
Un instant, elle eut la pensée de lui dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible? N'était-il pas parent de l'orpheline, son subrogé-tuteur et très influent dans le conseil de famille?
Elle