La dégringolade. Emile Gaboriau

La dégringolade - Emile Gaboriau


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ma tante, commença la jeune fille…

      – Quoi! encore?

      – Votre décision ne saurait être définitive… Vous ne m'avez pas consultée… Je suis orpheline, j'ai un conseil de famille…

      La colère, à la fin, une de ces terribles colères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveau de Mlle de la Rochecordeau et blêmissait ses lèvres.

      – Ah! taisez-vous, malheureuse! interrompit-elle. Votre conseil de famille! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenais par le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais de cette maison que vous déshonorez?..

      Éperdue de fureur, on ne sait à quelles extrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fût arrivé, dont la présence soudaine lui produisit l'effet d'une douche glacée.

      – Ah!.. vous venez sans doute jouir de votre ouvrage? lui dit-elle.

      Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l'un après l'autre, tous les parents qui composaient le conseil de famille, et il apportait de chacun d'eux une adhésion formelle au mariage de Mlle de Lespéran.

      – Je sais que ce n'est pas absolument régulier, dit-il à la vieille fille; mais, si vous l'exigez, je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c'est mon droit, une réunion dans les formes.

      – C'est inutile! gémit Mlle de la Rochecordeau.

      Écrasée sous les ruines de toutes ses espérances, elle s'était affaissée sur un fauteuil, et de grosses larmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides.

      Si grande semblait sa douleur, que Mlle de Lespéran, profondément troublée, regretta sa fermeté… Toutes les humiliations dont on lui avait fait payer une hospitalité de douze ans s'effaçaient… Elle ne voyait plus que l'hospitalité elle-même.

      Ah! Mlle de la Rochecordeau eut beau jeu un moment… D'un mot, d'une caresse hypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardait définitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeth s'avancer:

      – Retire-toi! lui dit-elle, de l'accent de la haine la plus violente, retire-toi! Ah! tu triomphes, aujourd'hui!.. Ce n'est pas pour longtemps. Dieu punit les ingrats, et ton mari me vengera. Va! tu ne seras jamais aussi malheureuse que je le souhaite. Pour ce qui est de ma fortune, tu peux en faire ton deuil… jamais tu n'en auras un centime.

      Puis, se retournant vers le baron:

      – Assurément, poursuivit-elle, les dignes parents d'Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage… Mais je ne leur crois pas le pouvoir de m'imposer chez moi, dans ma maison, la présence du sieur Delorge… Je vous serai donc obligée d'aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de ma nièce.

      Le baron s'inclina, et du ton le plus froid:

      – Je prévoyais ce dénouement, prononça-t-il, et j'ai donné des ordres en conséquence.

      C'est donc à Glorière que Pierre Delorge et Mlle de Lespéran passèrent toutes leurs après-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient de leur mariage.

      Semaines divines, dont le radieux souvenir devait illuminer leur vie entière.

      Chaque matin, après la manœuvre, – car c'était pour son régiment le temps des grandes manœuvres, – le chef d'escadron quittait Vendôme.

      Jusqu'au pont, il maintenait son cheval au pas. Mais, dès qu'il l'avait dépassé et qu'il atteignait la grande route, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes il arrivait en vue du château.

      Au loin, sous les grands arbres, dont les cimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche, Mlle de Lespéran.

      Il sautait à terre, il lui offrait le bras, et, serrés l'un contre l'autre, palpitants, émus, recueillis en leur bonheur, ils gagnaient la maison.

      Bientôt, une voix joyeuse les saluait:

      – Arrivez donc, lambins! Voici trois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner.

      C'était la voix amie du baron accourant à leur rencontre.

      Il échangeait une large poignée de main avec le commandant, et ils allaient se mettre à table dans la belle salle à manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirs et de buffets, où s'étalaient toutes sortes de faïences et de porcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquises pièce à pièce par le digne collectionneur.

      Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ils erraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaine et d'un revenu presque nul, mais ombragé d'arbres admirables, les plus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandes roches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir.

      Cependant M. de Glorière ne tardait pas à rentrer, sous prétexte d'un ordre oublié, de fatigue ou de soins urgents à donner à ses collections.

      Restés seuls, les jeunes gens s'asseyaient sur quelque quartier de roche, et leurs heures s'écoulaient en douces rêveries et en projets d'avenir.

      Qu'avaient-ils à redouter désormais? Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L'éclat, le bruit, les fièvres de l'orgueil, les vanités de la fortune, les heurts de la passion… que leur importait!

      Parfois, pourtant, le commandant voyait comme un nuage passer sur le front si pur de sa fiancée.

      – Qu'avez-vous?.. lui disait-il. Avouez que vous pensez à Mlle de la Rochecordeau?

      Il ne se trompait pas.

      Ce n'est pas sans des larmes amères, sans de cruels déchirements que Mlle de Lespéran était sortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été si malheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il lui restait au fond du cœur comme un vague remords d'en être sortie.

      Les derniers adieux de Mlle de la Rochecordeau: «Vous ne serez jamais aussi malheureuse que je le souhaite!» lui revenaient à l'esprit et l'agitaient de vagues appréhensions. C'était une tache à son soleil, une ombre à son bonheur.

      – Que ne donnerais-je pas, disait-elle à Pierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu'elle assiste à notre messe de mariage!

      Ah! s'il n'eût dépendu que du commandant que ces vœux fussent exaucés!

      – Malheureusement, objectait-il fort justement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notre part impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune. Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie…

      En cela, il s'abusait.

      Ils étaient l'unique et constante préoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait pas signe de vie, c'est qu'elle n'avait pas encore perdu tout espoir d'une revanche.

      Elle savait que, d'après les lois qui régissent l'armée, un officier n'est autorisé à se marier qu'à cette condition expresse que sa future justifie d'un apport de vingt mille francs au moins…

      – Or, se disait Mlle de la Rochecordeau, où mes amoureux prendront-ils cette somme? Élisabeth n'a pas le sou, et tout l'avoir de son soudard se borne, il me l'a dit, à six mille francs, qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau et de la noce.

      Illusion vaine! Le commandant n'était pas homme à se lancer dans une expédition sans s'être efforcé d'en prévoir toutes les conséquences.

      Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui, il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes ses précautions.

      Son père, après cinquante ans de travail et de privations, possédait près de Poitiers un petit domaine, les Moulineaux, loué quatre cents écus par an et estimé une soixantaine de mille francs.

      Il avait donc écrit simplement à son père:

      «J'aime une jeune fille, orpheline et pauvre, et je serais heureux de l'épouser. Le grand obstacle est qu'elle n'a pas la dot qu'exigent les règlements militaires: 20.000 francs. Consentirais-tu


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