La dégringolade. Emile Gaboriau
il ne s'en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.
Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.
Alors Mme Delorge n'avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage… Accoutumée à son bonheur, elle s'y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.
Pauvre femme!.. Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours… Il venait.
III
On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d'Oran commencèrent à se préoccuper de trois «pékins» arrivés depuis peu de France, et descendus à l'Hôtel de la Paix.
L'un était un homme jeune encore, et d'un extérieur «avantageux», portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy.
L'autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l'hôtel sous le nom de Victor de Combelaine.
Ces deux messieurs étaient décorés.
Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable.
Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d'une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux.
Les autres l'appelaient, encore qu'il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau.
Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l'agriculture en grand.
C'était fort possible, après tout.
Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions.
Ce n'était pas des colons qu'ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires.
Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n'être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès.
De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara.
L'argent ne paraissait pas leur manquer.
Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu'au coude, sonnaient comme un clocher de village.
Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne.
– Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie? Pour qui? pour quoi?
– Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements! répondait simplement Mme Delorge.
On s'enquit, et on en obtint d'un sous-intendant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt.
M. le vicomte de Maumussy s'appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté.
C'était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture.
L'enlèvement d'une pauvre jeune femme qu'il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l'apogée de l'honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy.
Depuis, il n'avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l'expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface.
Et Dieu sait s'il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique!..
Car il était dévoré d'ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout.
Et, de fait, il ne manquait ni d'intelligence, ni d'esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l'homme qui n'a plus rien à perdre.
Accusé d'un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848.
Non moins mouvementée devait avoir été l'existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois.
Et il faut dire: devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable… gentilhomme.
D'aucuns soutenaient que nulle part jamais n'exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue.
Le positif, c'est que le Combelaine avait été militaire.
Des gens l'avaient connu lorsqu'il venait de s'engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés.
En dépit de tout, et si piètre serviteur qu'il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide.
Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d'une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider.
S'étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns; parce qu'il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres.
Comment vivre, cependant? Il s'improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l'ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d'armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l'argent… Une légèreté le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d'un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l'adversaire.
Obligé de fuir, il s'était réfugié en Belgique, s'était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles.
Remercié par son directeur, il s'était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s'était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l'épithète de mouchard…
C'était d'ailleurs, selon son expression, un «noceur» féroce, dévoré de convoitises malsaines et d'appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l'argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller.
Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint.
Ce dernier n'était, à vrai dire, qu'un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale.
Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s'était vu du même coup contraint de prendre sa retraite.
Il ne s'en consolait pas, encore bien qu'il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt