La dégringolade. Emile Gaboriau
pas avoir raison mille fois quand elle disait:
– Patiente, Pierre, réfléchis! Ne cède pas à un mouvement d'humeur ou de découragement dont tu aurais regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta démission!..
Ah! s'il lui eût dit la vérité!.. Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué Krauss.
C'était à Paris même qu'on réservait un emploi au général Delorge. Il l'apprit lorsqu'il se présenta au ministère de la guerre.
Dès lors, ils n'avaient plus, sa femme et lui, qu'à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long séjour.
Après bien des recherches et des courses, ils s'installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa entourée d'un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui allait avoir dix ans, et à la petite Pauline.
Hélas! ils n'y étaient pas depuis un mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait amèrement d'avoir combattu les résolutions de son mari.
Certes, il restait toujours le même pour elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu'il lui échappait en quelque sorte.
Le général ne s'était jamais occupé de politique, et même il professait cette opinion qu'un pays est bien malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent l'épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de leurs rancunes.
Cependant il lui était bien difficile, avec sa situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette fatale année de 1851, et à un moment où tant d'ambitions insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir.
Les incertitudes et les menaces de l'avenir troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit étrange circulait, justifié par l'arrivée aux affaires des personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les coquins…
M. le vicomte de Maumussy, au retour d'une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste important.
Un journal avait mis en avant, pour une préfecture, M. Coutanceau.
M. le comte de Combelaine – car il était comte désormais – occupait une situation toute de confiance près du prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française.
Quel parti prit le général Delorge dans cette mêlée d'égoïstes intérêts; en prit-il même un?
C'est ce que Mme Delorge ne sut jamais.
Le temps n'était plus où elle était la confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle l'interrogeait, il n'avait que des réponses vagues, lorsqu'il ne détournait pas la conversation.
Le connaissant comme elle le connaissait, elle observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas inquiéter qui redoublait ses angoisses.
Le positif, c'est qu'il sortait beaucoup, et qu'il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels quatre ou cinq députés…
Enfin, dans le courant d'octobre, il consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu'il avait autrefois honteusement chassés… M. de Combelaine…
Enfin, on peut dire que Mme Delorge s'attendait vaguement à quelque catastrophe, lorsque arriva le 30 novembre…
Journée fatale, dont les moindres circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la mémoire de la malheureuse femme…
C'était un dimanche.
Le général s'était levé beaucoup plus gai que d'ordinaire, et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir qu'il avait fait établir au bout du jardin.
En remontant, Raymond avait dit à sa mère:
– Je n'ai manqué le carton que six fois, mais papa ne l'a pas manqué, lui, quoiqu'il ait été obligé de tirer de la main gauche.
– Il est de fait, avait ajouté le général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir aujourd'hui… c'est à peine si je peux le remuer.
Sur quoi, s'étant assis près du feu, il avait proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une lettre qu'on venait d'apporter.
A la seule vue de l'adresse, le général avait froncé les sourcils. Il l'avait lue d'un coup d'œil, puis la froissant violemment, il l'avait jetée dans la cheminée en s'écriant:
– Non! mille fois non!..
Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au bout d'un moment:
– Tu n'auras pas, ma pauvre Élisabeth, avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te promettais… Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me demande, ou plutôt que m'impose cette lettre…
Puis, sonnant Krauss, il lui avait dit:
– Prépare pour ce soir ma grande tenue… Je m'habillerai à huit heures et demie…
Mais c'en était fait de la gaieté du général.
Il n'avait pas tardé à regagner son cabinet, et il y était resté enfermé jusqu'au dîner…
A neuf heures, cependant, il était prêt, et il avait envoyé Krauss lui chercher une voiture… Embrassant alors sa femme:
– Je rentrerai de bonne heure, lui avait-il dit; sois sans inquiétude…
Et il était parti…
IV
C'était encore une soirée que Mme Delorge allait passer, comme tant d'autres, hélas! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants, entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s'endormir, et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.
Deux circonstances pourtant la rassuraient.
Au lieu de sortir en bourgeois, comme d'ordinaire, le général s'était mis en tenue, ce qui semblait annoncer qu'il se rendait à quelque réunion officielle.
Et il lui avait promis de rentrer de bonne heure.
N'importe! Ainsi qu'il arrive toujours lorsqu'on sent devant soi de longues heures d'attente, elle cherchait à s'occuper, s'efforçant de tromper son impatience et de perdre la notion du temps.
Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec lui cinq ou six parties de dames, avant de l'envoyer coucher…
Jusqu'à ce qu'enfin, onze heures sonnant, elle demeura seule dans le salon.
– Onze heures! se dit-elle. Il ne peut pas rentrer encore…
Elle avait pris un livre, mais c'est vainement qu'elle essayait de s'y intéresser ou seulement d'y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets! à ces temps heureux où son mari, sans autres soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l'arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s'il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n'avait pas de secrets pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue…
Minuit sonna…
– Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre… C'est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. de Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître, leur influence mystérieuse et fatale.
Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d'eux?