La dégringolade. Emile Gaboriau
leva, et après quelques tours dans le salon, alla s'accouder à la fenêtre, prêtant l'oreille…
Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n'entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas… La nuit était sombre et froide; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d'un linceul.
Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu.
Elle songeait que c'était une grande fauté qu'ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris… Passy, l'hiver, passé dix heures du soir, c'est le bout du monde, on ne trouve plus de cochers qui consentent à y aller… Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre… Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied.
– Donc, pensait-elle, il n'y a pas encore trop de temps de perdu… Pauvre Pierre! ne devrais-je pas savoir qu'il souffre autant que moi!..
Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l'indéfinissable tristesse qui l'envahissait.
Quelle vie!.. Est-ce que cela durerait encore longtemps!.. En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur!.. Ah! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée! Pourquoi n'avait-elle pas arraché à son mari le secret des soucis poignants qu'elle avait lus sur son front!..
Deux heures!..
L'inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait:
– Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi.
Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé… Personne!
La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre, qui était venue lui enlever la bonne soirée qu'elle se promettait. D'où venait-elle, cette lettre maudite? En la recevant, le général s'était troublé. Que lui demandait-on donc, qu'il s'était écrié: «Non, mille fois non, jamais!..» Qui donc l'avait écrite?..
La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre.
– Mon Dieu! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé?
Pour la première fois, l'idée d'un accident se présentait à son esprit. Quel? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr!..
Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli.
Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l'escalier, il se dressa d'un bond, et du ton dont il eût répondu présent:
– Madame!.. fit-il.
Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d'ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue? Était-il donc inquiet, lui aussi? Avait-il des raisons d'être inquiet?
Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt:
– Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général?
– Non, madame.
– Vous ne l'avez donc pas accompagné jusqu'au fiacre?
– Si, madame, je portais son manteau.
– Et vous n'avez pas entendu l'adresse qu'il donnait au cocher?
– Non, madame.
Et vivement:
– Mais il ne peut rien être arrivé au général, madame… Il a son épée, et quand il a son épée…
– Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge.
Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant, elle était sûre d'un grand malheur… Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l'enfance, et le baisant au front:
– Pauvre Raymond! murmura-t-elle, Dieu te garde à ton réveil!..
Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu'un coup de cloche retentit à la porte de la villa.
– Lui! s'écria la malheureuse femme, c'est lui!..
Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s'élancer à sa rencontre… Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil…
Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison.
Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa… Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin…
– C'est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul?..
Déjà, ces mêmes pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés…
Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever… Mais au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent qu'elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s'appuyait…
– Mon mari!.. s'écria-t-elle, mon mari!..
Un des deux hommes, pâle et tremblant d'émotion, s'avança:
– Du courage, madame, commença-t-il, du courage!..
Elle comprit, la malheureuse, et d'une voix à peine distincte:
– Mort! balbutia-t-elle; il est mort!..
Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir…
Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d'énergie:
– Conduisez-moi près de lui, s'écria-t-elle, je veux le voir; où est-il?
L'homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit:
– Là!..
D'un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent…
Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d'une seule bougie.
Sur le lit, dont l'édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge.
Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris…
Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées…
Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait.
Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue…
A ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant…
Ce ne fut qu'une seconde…
Elle s'avança en trébuchant et s'abattit sur le lit, serrant entre ses bras d'une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours… Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu'à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d'années, n'avait battu que pour elle…
– Pauvre femme!.. murmura un des inconnus, assez