Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
l'œil brillant de l'enthousiasme des grands inventeurs. Costume de ville d'abord: polonaise à corsage large, cordelières croisées à la pensionnaire; corsage, manches et sous-jupe d'un marron vigoureux; jupe de dessus «cheveux de la reine», avec échancrures ovoïdes; robe bouffante relevée en coquilles.
Il eût pu parler longtemps ainsi, Zora-Rose ne l'entendait plus.
Elle venait d'apercevoir Paul, et, en dépit de son audace nouvelle, sa terreur était si grande qu'elle était près de se trouver mal.
Qu'allait-il advenir de cette inexplicable rencontre?
Comment Paul pouvait-il rester calme en apparence, se contenir, lorsqu'elle lisait dans ses yeux les plus épouvantables menaces?
Son malaise devenait si manifeste, qu'à la fin le jeune M. de Gandelu la remarqua.
Mais ne connaissant pas Paul, qu'il avait à peine aperçu en entrant, doué d'une perspicacité un peu bornée, il se méprit complètement aux causes du trouble affreux de Rose-Zora.
– Arrêtez! cria-t-il à Van Klopen, arrêtez! arrêtez!.. Voyez l'effet de la joie! Je connais cela, moi. Dix louis qu'elle va avoir une crise de nerfs! Ah! mais non, il n'en faut pas!..
Durant cette scène, B. Mascarot n'avait pas perdu son protégé de vue. Le jugeant près d'éclater, il pensa que prolonger l'épreuve serait à la fois absurde et imprudent.
– Je vous laisse, cria-t-il à Van Klopen; n'oubliez pas nos conventions. Monsieur et madame, mes respects.
Sachant comment se retirer sans traverser le salon, il prit le bras de Paul et l'entraîna. Il était temps.
Lorsqu'ils furent sur l'escalier, délivrés des empressements des chasseurs de l'antichambre, alors seulement l'honorable placeur respira.
– Que pensez-vous de l'aventure? demanda-t-il.
Si pénible avait été la contrainte que Paul s'était imposée, la rage de l'amour-propre offensé serrait si bien ses dents, qu'il lui fut impossible de répondre autrement que par un gémissement sourd.
– Diable!.. pensa l'honnête directeur de l'agence de la rue Montorgueil, il a été rudement touché. Peu importe, il s'est assez bien tenu et le grand air va le remettre.
Point. Arrivé dans la rue, Paul eût été contraint de s'arrêter, tant ses jambes flageolaient, s'il n'eût eu un point d'appui.
Son digne protecteur ne pouvait le traîner en cet état, aussi eut-il un soupir de satisfaction en apercevant un petit café à sa convenance.
– Entrons ici, dit-il, vous prendrez quelque chose, et cela vous remontera le moral.
Ils allèrent s'établir dans une étroite salle où ils étaient seuls, et au bout de dix minutes, après avoir bu deux verres de rhum, Paul reprit figure humaine, le sang remontait à ses joues.
– Cela va mieux? demanda le placeur.
– Oui.
Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Quand B. Mascarot a étourdi son homme, il l'achève sans lui laisser le loisir de respirer.
Il y a un quart-d'heure, reprit-il, je vous ai promis de vous rappeler vos bonnes dispositions au sujet de M. de Gandelu…
– Assez, interrompit violemment Paul, assez!..
Le digne placeur eut un paternel sourire.
– Voyez pourtant, fit-il, comme, selon la position, les points de vue changent. Voici que vous commencez à devenir raisonnable.
– Oui, je suis raisonnable, c'est-à-dire que je veux être riche, moi aussi… Ah! vous n'aurez plus à me presser. C'est moi qui vous sommerai de réaliser vos promesses. Je ne veux plus avoir à subir une humiliation comme celle d'aujourd'hui.
B. Mascarot eut un haussement d'épaules que son protégé ne vit pas.
– Vous êtes en colère? fit-il.
– La colère passera, mes dispositions resteront les mêmes.
Maintenant que Paul s'avançait, le placeur battait en retraite. C'est la tactique indiquée.
– Ne vous engagez pas sans réfléchir, dit-il. En ce moment, vous êtes encore votre maître; demain, si vous vous abandonnez à moi, il vous faudra abdiquer votre libre arbitre.
– J'irai jusqu'au bout.
Le placeur triomphait enfin.
– C'est bien!.. fit-il froidement. Le docteur Hortebize vous présentera chez M. Martin-Rigal, le père de Mlle Flavie, et moi, huit jours après le mariage, je vous donnerai une couronne de duc à faire peindre sur vos équipages.
XII
Lorsqu'elle avait annoncé à André qu'elle s'en remettrait à la loyauté de M. de Breulh-Faverlay, Mlle de Mussidan avait consulté les intérêts de son amour bien plus que ses forces.
Elle dut le reconnaître lorsque seule, en face d'elle-même, elle se demanda comment tenir sa promesse.
Tout son être se révoltait à cette idée qu'elle allait être forcée de demander un rendez-vous à un homme, et qu'il faudrait le laisser lire jusqu'au fond de son âme.
Un étranger l'eût moins épouvantée que M. de Breulh.
Il lui paraissait, et c'était juste, que par ce seul fait qu'il avait recherché sa main, c'est-à-dire désiré sa personne, il avait acquis des droits sur sa pensée même.
Tout le long de la route, dans le fiacre où elle était montée avec sa dévouée Modeste, Sabine ne prononça pas un mot.
On allait se mettre à table lorsqu'elle arriva à l'hôtel de Mussidan.
Le dîner fut lugubre.
Si les plus cruelles incertitudes torturaient la jeune fille, le comte et la comtesse se taisaient, obsédés par les menaces du docteur Hortebize et de l'honorable B. Mascarot.
Autour d'eux, dans la magnifique salle à manger, les domestiques allaient et venaient, remplissant leur service avec cette apparence d'empressement que donne l'habitude.
Que leur importait la tristesse des maîtres, et qu'avaient-ils à y voir? N'étaient-ils pas bien logés, mieux nourris, payés régulièrement? N'allaient-ils pas tout à l'heure, à l'office, prendre leur revanche de la gravité qui leur était imposée au même titre que la livrée?
Ils se souciaient bien du reste! A eux véritablement était l'hôtel. Pour eux surtout, le comte de Mussidan touchait ses fermages.
Combien de maisons à Paris sont ainsi, où les maîtres semblent les hôtes de passage de leur gens.
Dès neuf heures, Sabine, retirée dans sa chambre, s'efforçait d'accoutumer son esprit à la démarche terrible, s'exerçant pour ainsi dire aux souffrances qu'elle endurerait lorsqu'elle serait en présence de M. de Breulh.
Elle ne dormit pas cette nuit-là.
Au matin, elle se trouva toujours aussi défaillante. Mais la pensée ne lui venait pas d'éluder sa promesse, ni même de gagner du temps.
D'abord, elle avait juré, et André devait attendre une lettre avec une mortelle impatience.
Puis, à mesure qu'elle étudiait mieux sa situation, elle sentait plus impérieusement la nécessité d'une prompte détermination.
Laisser les choses s'engager, c'était s'exposer à rencontrer d'invincibles obstacles.
On ne marie pas, prétend-on, une jeune fille contre son gré. C'est une erreur. Sabine ne l'ignorait pas.
Et elle ne pouvait se confier à son père, encore moins à sa mère.
Sans jamais avoir été admise aux épanchements de leur intimité, elle était sûre qu'il y avait sur la maison une menace de malheur.
Lorsqu'au sortir du couvent elle était rentrée dans sa famille, elle avait compris qu'elle y était de trop, qu'elle y gênait.
Elle