Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen. Gleichen Charles Henri
de Sa Majesté, trouvera en vous un soutien et un père; vous permettrez à ceux qui ont des affaires ou des procès en France, de recourir à vos lumières, à vos conseils et à votre appui; et vous donnerez une attention particulière à la conduite, aux mœurs et aux principes de la jeune noblesse de la nation voyageant en France. Si quelqu'un d'entre elle se dérangeait à un certain point, vous vous hâteriez d'en avertir sa famille, et de prévenir ainsi sa perte.»
La véritable raison du choix de Gleichen pour le poste de Paris était l'espoir que par son crédit personnel il réussirait à obtenir le payement des sommes assez considérables que le Danemark réclamait de la France. En vertu d'une convention du 4 mai 1758, le cabinet de Versailles s'était engagé à donner à la cour de Copenhague un subside annuel de deux millions de francs pendant six ans. En 1763, il était dû au Danemark un arriéré de 10,400,000 livres, que le cabinet de Versailles se montrait peu empressé d'acquitter. Gleichen réussit à obtenir le payement de six millions, et un autre ministre que lui n'aurait sûrement pas touché un sou de cette dette, car le duc de Choiseul ne manquait pas de bonnes raisons pour justifier la non-exécution de la convention de 1758. C'est à opérer cette rentrée inespérée que se borna la carrière diplomatique de Gleichen à Paris de 1763 à 1770.
En 1768, le successeur de Frédéric V, décédé le 14 janvier 1766, Christian VII eut la fantaisie de voir un peu le monde. Il arriva à Paris dans les premiers jours du mois d'octobre. Les lettres et les mémoires du temps sont remplis du séjour du jeune roi de Danemark. Gleichen a laissé une note à ce sujet où se trouvent quelques détails qui paraissent avoir échappé aux chroniqueurs:
«Aucun étranger nouvellement arrivé à Paris n'a saisi avec autant de promptitude et de justesse le ton de la société et de la délicatesse des convenances qu'elle exige, comme le roi de Danemark. Personne ne s'est mis plus vite que lui à l'unisson de ce monocorde, si uniforme et pourtant si varié par tant de nuances presque imperceptibles; il n'a jamais détonné, et, quoique exposé sur un piédestal élevé à la critique d'un public difficile et satirique, loin de lui donner aucun ridicule, tout le monde a été bien content de lui. J'attribue cette grande facilité de sentir toutes les finesses des conventions établies par des prétentions sans nombre et par un raffinement excessif, à l'extrême sensibilité des nerfs de ce prince, qui déjà alors avait de fréquents accès de ce dérangement qui, du physique, s'est étendu sur le moral. Mais une justice plus importante que je dois lui rendre, c'est de s'être conduit avec une mesure, une prudence, une dignité et une présence d'esprit vraiment admirables pour son âge, son peu d'expérience et la faiblesse de sa santé.
«Lorsqu'il se présenta pour la première fois à Louis XV, ce monarque, qui n'avait jamais su adresser la parole à un nouveau visage, embrassa le roi de Danemark sans lui dire un mot, et se tourna vers le comte de Bernstorff3 pour lui parler, parce qu'il l'avait connu anciennement durant son ambassade en France. Le roi de Danemark sentit l'incongruité de cette réception, fit sur-le champ une pirouette en se tournant vers le duc de Choiseul qu'il aborda, et celui-ci sut bien vite attirer son maître à la conversation entamée avec le jeune monarque.
«En négociant avec M. de Choiseul sur la manière dont le roi de Danemark devait être reçu, on m'avait singulièrement recommandé d'obtenir que les deux monarques ne se vissent tous les deux que seuls dans la première entrevue, et, porte close; que le roi de France donnât le titre de majesté à celui de Danemark, et qu'ensuite ce dernier demeurerait dans le plus entier incognito. M. de Choiseul me répondit que, quoiqu'il eût l'ordre de son maître de m'accorder tout ce que je voudrais en matière d'étiquette, je devais savoir que ma demande était impossible, puisque le roi de France n'était jamais resté seul un seul instant de sa vie, pas même étant dans sa garde-robe, et qu'il ne lui était pas permis de chasser de sa chambre les personnes qui, par les priviléges de leurs charges, ont le droit d'y rester. La première entrevue se passa donc en présence de tous les principaux personnages. Mais le lendemain Louis XV rendant la visite à Chrétien VII, accompagné de quelques princes du sang et de toute sa cour, ce dernier courut au-devant du roi de France, le prit par la main, et, marchant fort vite, l'entraîna vers son cabinet dont il entr'ouvrit la porte, s'y glissa après lui et la referma à double tour. Tout cela se passa si lestement que le duc d'Orléans, poussé par la foule qui se pressait de suivre, heurta avec son gros ventre contre la porte, et voilà Louis XV resté seul avec un étranger pour la première fois de sa vie. Les deux rois s'entretinrent assez longtemps, et furent fort contents l'un de l'autre. M. de Choiseul m'a dit que son maître avait été enchanté de la conversation aisée et spirituelle du roi de Danemark, et celui-ci m'a dit qu'il avait été émerveillé du peu d'embarras et des grâces que le roi de France avait mis dans la sienne. Ensuite il ajouta: Vous souvient-il de ce que vous nous aviez écrit sur l'impossibilité qu'un roi de France puisse rester seul? j'ai mieux réussi que vous, car je m'en suis donné le plaisir.»
Ce séjour du roi de Danemark à Paris aurait dû placer Gleichen fort avant dans les bonnes grâces de son maître, qui d'ailleurs était si satisfait de ses services que l'année précédente il lui avait envoyé l'ordre de Danebrog: ce fut au contraire l'origine de la disgrâce de Gleichen. On a cru que le comte de Bernstorff avait été jaloux de la bonne situation de son inférieur, et des distinctions dont il le voyait comblé. Il est plus vraisemblable que Gleichen, demeuré fort étranger à la cour de Danemark, s'attira, sans le vouloir et même sans s'en douter, la malveillance de deux personnages de la suite du roi, bien autrement considérables par le fait que le comte de Bernstorff, qui n'était que ministre d'État, je veux dire le jeune comte de Moltke, favori du roi, et son médecin, le trop fameux Struensée. Quoiqu'il en soit, le 19 mars 1770, Gleichen fut rappelé purement et simplement. Cette nouvelle l'affligea sans le surprendre, car, bien des mois avant, il écrivait dans une lettre confidentielle au comte de Bernstorff, qui apparemment l'avait averti du sort qui le menaçait:
«J'ai été aussi reconnaissant qu'affligé de la lettre particulière dont Votre Excellence m'a honoré. Si votre bonté pour moi est toujours la même, mon envie de mieux faire réussira facilement. Vous vous apercevrez facilement que j'ai fait l'impossible pour mettre mes relations au-dessus de tout reproche. Mais si vos bontés ont changé, je désespère de mériter votre approbation, et privé du plus grand encouragement que je puisse avoir, je ne tiendrai pas contre le malheur d'imaginer que les succès ne sont plus faits pour moi. Vous savez, monsieur, que ce doute me tourmente depuis votre départ.»
Cette lettre, ou toute autre pareille, fut communiquée à la duchesse de Choiseul, qui lui répondait sur-le-champ:
«Je vous verrai ce soir, monsieur le baron, avec grand plaisir, mais rien ne m'étonne plus que la lettre que vous écrivez à M. de Bernstorff. Il faut savoir si vos soupçons sont bien fondés, si vous ne vous êtes pas alarmé trop légèrement; je le voudrais pour votre bonheur, et pour le plaisir de vous conserver dans ce pays-ci. Si par malheur vous aviez raison, mais je ne le puis croire, nous aurions fait un bel ouvrage.»
Et bientôt après, le 13 novembre 1769:
«Votre lettre, mon cher baron, m'a mise au désespoir, et vos dangers m'ont tourné la tête. Je n'ai rien su de mieux que d'envoyer votre lettre à M. de Choiseul, et de lui faire part de toutes mes frayeurs, et je ne puis, je crois, mieux vous rassurer, qu'en vous transcrivant littéralement sa réponse: «Mon cher enfant, je vous renvoie la lettre de votre baron; je ne puis rien faire à présent, parce qu'il faut ménager les circonstances, mais je ferai, je vous le promets, c'est mon cœur qui promet à mon cœur.»
«Prenez donc patience, mon cher baron, et soyez sûr que je la perds pour vous, mais en revanche, je ne perds pas un jour, un moment, une occasion, de travailler à votre affaire. Je suis certaine de la bonne volonté et de la vérité de M. de Choiseul. Un jour viendra, et j'en suis sûre, où je pourrai vous dire: Soyez heureux, mon cher baron, et je serai moi-même la plus heureuse du monde, si je contribue à votre bonheur, en vous donnant des preuves de tous mes sentiments pour vous.»
Malheureusement, c'était le moment où le duc de Choiseul était le plus menacé par la cabale qui se servait de Mme du Barry pour le renverser. On imagine sans peine quelles devaient être les inquiétudes de Gleichen, si dévoué
3
Le baron de Bernstorff avait été fait comte par le roi de Danemark le 14 décembre 1767.