Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen. Gleichen Charles Henri
de Struensée.
Devenu libre, Gleichen mit à profit ses loisirs pour satisfaire sa curiosité et son goût pour les voyages, mais toujours il revenait à Paris, qui était sa véritable patrie. En quittant Naples, son premier soin fut de faire une visite à ses amis dans ce triomphant exil de Chanteloup, où il fit de longs et fréquents séjours, et il resta jusqu'à la fin le discret et dévoué adorateur de la duchesse de Choiseul. La révolution française bouleversa son existence. Dans ses derniers jours, il se retira à Ratisbonne, et il y mourut le 5 avril 1807. C'est dans cet obscur asile qu'il écrivit ses souvenirs, à la prière de son ami, M. de Weckerholz, et d'un émigré français, qui, après avoir été envoyé de France à la diète de Ratisbonne, s'était fait Allemand, le comte de Bray.
L'existence de ces Souvenirs, auxquels on donnait volontiers le titre par trop ambitieux de mémoires, était connue de beaucoup de contemporains de Gleichen. Un fragment en a même été publié en 1810, à Paris, dans le Mercure Étranger. Ils ont été imprimés complétement, mais non publiés en Allemagne, par un éditeur qui ne s'est pas nommé4.
Gleichen a laissé d'autres écrits en langue allemande, publiés en 1796 et 1797, sur divers sujets de philosophie et sur les beaux-arts. Mais ces méditations, auxquelles il attachait sans doute beaucoup de prix, sont loin de valoir ces simples esquisses de la société de son temps, qui, par leur exactitude et les curieux détails qu'elles renferment, méritent d'être consultées par tous ceux qu'intéresse l'histoire du dix-huitième siècle.
I
FERDINAND VI ET CHARLES III ROIS D'ESPAGNE
Ferdinand VI avait hérité de son père la maladie du dieu des jardins et la terreur maniaque qu'on en voulait à sa vie. Cette double irritabilité morale et physique l'avait rendu encore plus dépendant de la reine Barbe de Portugal, sa femme, que Philippe V ne l'avait été de la sienne. La folie de l'un et de l'autre s'adoucissait par le charme de la musique et du chant de Farinelli qui, passionnément aimé de la reine Barbe et de son mari, était parvenu à un degré de faveur plus honorable pour lui que pour ses maîtres; car il n'a jamais fait qu'un bon usage de son crédit et s'est tenu modestement à sa place, tant qu'il a pu, évitant respectueusement les grands, et vivant avec les gens de sa sorte et de son pays. Je suis arrivé à Madrid peu de mois après son départ; on n'avait pas même encore achevé d'effacer tous ses portraits, qu'on avait placés, sculptés et incrustés dans toutes les maisons royales: mais on ne touchait point à sa mémoire, que j'ai vue respectée et honorée presque universellement.
Revenons au pauvre roi Ferdinand, dont la maladie et la mort offrent quelques particularités plus remarquables que son règne, qui n'a été célèbre que par la magnificence de ses opéras.
La tentative de l'assassinat de Louis XV, suivie de celle qui eut lieu en Portugal, sont les causes funestes, qui ont commencé et achevé le dérangement total de l'esprit du malheureux Ferdinand. Lorsqu'il reçut la nouvelle du dernier de ces attentats, il s'orienta dans la chambre, pour placer la France à sa droite et le Portugal à sa gauche; puis, tenant la lettre qu'il relisait, il s'écria après un long silence: «Stilettata di quà, pistolettata di là: ed io in mezzo. Oime!» Après quoi il se fourra sous le lit de la reine, qui était vis-à-vis de lui, et d'où on ne put le tirer qu'avec beaucoup de peine. Son état ne fit qu'empirer depuis, par la petite vérole de sa femme. Cette circonstance lui imposa des privations, qui mirent le comble à ses fureurs aphrodisiaques, qui ont été au point de vouloir violer l'agonie de cette pauvre reine. Du moment qu'elle fut morte, sa folie n'eut plus de bornes. Il fallut l'emporter à Casa del Campo, où, étant arrivé, il s'accrocha au gentilhomme de la chambre, jusqu'à le faire tomber à terre; on fut obligé de le détacher de force. Le monarque continua seul la promenade, refusant toute nourriture pendant plus d'une semaine, après quoi il mangea pendant huit jours l'impossible, et s'efforça à ne rien rendre en s'asseyant sur les pommeaux pointus des chaises antiques de sa chambre, desquels il se faisait des tampons. Ce cercle vicieux de jeûner, de se bourrer et de se constiper, dura plusieurs mois, et il mourut après avoir tenu son royaume dans un état d'anarchie, que la pitié fraternelle de Charles III refusait de terminer, malgré les pressantes sollicitations du ministère espagnol de venir prendre les rênes du gouvernement.
La mémoire de ce monarque, que j'avais connu dans trois voyages à Naples, avant d'avoir eu le bonheur de l'approcher journellement durant les deux années de ma mission en Espagne, m'est trop chère pour ne pas lui consacrer quelques pages. Ce prince était d'une laideur parfaite, de la tête aux pieds, mais sans aucune difformité, et on s'accoutumait facilement à cette laideur par l'air de bonté et les manières simples et naturelles, dont elle était accompagnée, et qui lui tenaient lieu de grâces. Cette laideur me rappelle un bon mot, d'autant plus saillant qu'il était dit par un sot, en contemplant le portrait de Charles III que j'avais sur une tabatière, et qui circulait à la table de M. de Voltaire à Ferney. Je racontais combien ce prince était jaloux de son autorité en Espagne, tandis qu'à Naples il l'avait abandonnée à sa femme au point de passer pour un imbécile, uniquement pour avoir la paix du ménage: Elle était donc bien méchante, dit M. de Voltaire, et que lui aurait-elle donc fait? Elle l'aurait dévisagé, lui répondis-je. Alors cet homme, qui n'avait pas desserré les dents de toute la journée, et qui, dans ce moment, regardait le portrait, s'écria: Ma foi, elle lui aurait rendu là un grand service. L'accoutrement rustique du roi, ses culottes de peau, ses bas de laine roulés, ses poches, qui avaient l'air de deux havre-sacs, tant elles étaient toujours remplies, et sa petite queue, donnaient à la royauté un air de bonhomie si original, qu'on lui voulait du bien de ne se faire respecter que par réflexion. Il n'avait absolument que le sens commun. Car, l'ayant entendu parler beaucoup et longtemps, je ne lui ai jamais rien ouï dire qui fût spirituel, encore moins brillant; mais aussi ne lui ai-je jamais entendu proférer un propos d'ignorant, ou qui fût mal raisonné ou déplacé. Il me questionnait avec discernement, parlait à chacun suivant son âge, son pays ou son état, et s'abstenait de tous les lieux communs, qui sont les objets ordinaires de la conversation des princes.
Il était constant dans ses affections et avait un véritable ami, chose bien rare pour un roi. C'était le duc de l'Ossado, le seul être contre lequel la reine ne pouvait rien. Mais ce qui était encore plus rare dans un roi, c'est qu'il était parfaitement honnête homme. Lorsque la guerre fut sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland, et qu'il était nécessaire, pour l'éviter, de démentir les ordres que le roi catholique avait donnés, pressé par son conseil d'accorder cette satisfaction au roi d'Angleterre, on eut une peine inouïe à l'y résoudre; il disait toujours: Mais c'est moi qui ai tort, j'aimerais bien mieux écrire au roi d'Angleterre, que les ordres ont été de moi, que j'en suis fâché, et que je lui en demande pardon. Une preuve bien remarquable de sa bonté, qui proportionnait son ressentiment à l'incapacité d'un ministre, qu'il aurait pu et dû ne pas écouter, est le ménagement plus qu'humain, qu'il eut après la perte de la Havane, pour M. Ariago, ministre de la marine et des Indes, homme borné et ridiculement dévot, mais parfaitement bon et honnête. Son avis, expressivement inepte, de renfermer la flotte dans le port et de s'en servir comme d'une fortification, l'emporta sur celui du roi, qui voulait avec raison qu'on fît sortir la flotte et l'employer à combattre. En conséquence elle et la ville furent prises. M. Ariago ne voulait pas le croire, parce qu'il avait recommandé l'une et l'autre tous les matins à la sainte Vierge. Mais n'en pouvant plus douter, il tomba dangereusement malade de désespoir: ce que le roi ayant appris, il le fit assurer, que jamais il ne lui parlerait de la Havane, et poussa la générosité au point de ne pas prononcer ce nom de longtemps en présence de ce pauvre ministre.
Comme j'ai été témoin de cette guerre désastreuse, dans laquelle la France engagea Charles III, qui n'avait pas encore eu le temps de reconnaître le délabrement des forces militaires de l'Espagne, et que j'ai vu de près la résistance incroyable, que le petit Portugal a opposée à toute l'armée espagnole, combinée avec un corps français auxiliaire, il faut que j'atteste et que je note un trait d'ignorance, de désordre et de négligence si au-dessus de tant d'autres que j'ai vus depuis, et si fort, que quoique tout le monde me l'assurât à Madrid, j'ai été le seul ministre qui n'ait pas osé
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