Les grandes espérances. Чарльз Диккенс
l'eût réduite en poudre.
«Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains il a!.. et quels gros souliers!»
Je n'avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent, qu'il devint contagieux et s'empara de moi.
Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de malotru.
«Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit cependant des choses très dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu d'elle?
– Je n'ai pas besoin de le dire.
– Dis-le moi tout bas à l'oreille, continua miss Havisham, en se penchant vers moi.
– Je pense qu'elle est très fière, lui dis-je tout bas.
– Après?
– Je pense qu'elle est très jolie.
– Après?
– Je pense qu'elle a l'air très insolent.»
Elle me regardait alors avec une aversion très marquée.
«Après?
– Je pense que je voudrais retourner chez nous.
– Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie?
– Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais bien m'en aller à la maison tout de suite.
– Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer ensemble.»
Si je n'avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine était affaissée, de sorte qu'elle était toute courbée; sa voix était brisée, de sorte qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu à peu sur elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'âme, le dehors et le dedans, également brisés, sous le poids d'un coup écrasant.
Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les méprisait pour avoir été touchées par moi.
«Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons…»
J'allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-à-dire en agitant les doigts de sa main droite:
«Là!.. là!.. je ne sais rien des jours de la semaine… ni des mois… ni des années… Viens dans six jours. Tu entends?
– Oui, madame.
– Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!»
Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour monter. Estelle la déposa à l'endroit où nous l'avions trouvée. Jusqu'au moment où elle ouvrit la porte d'entrée, je m'étais imaginé qu'il faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi; la clarté subite du jour me confondit. Il me sembla que j'étais resté pendant de longues heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clarté que celle des chandelles.
«Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon» dit Estelle.
Et elle disparut en fermant la porte.
Je profitai de ce que j'étais seul dans la cour pour jeter un coup d'œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne m'en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m'avait appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais désiré que Joe eût été élevé plus délicatement, au moins j'y aurais gagné quelque chose.
Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière; elle déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on eût fait à un chien en pénitence. J'étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l'air d'éprouver un vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et de la regarder en face; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui signifiait qu'elle était bien certaine de m'avoir blessé; puis elle se retira.
Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre les murs, et je m'arrachai une poignée de cheveux. Telle était l'amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, qu'elles avaient besoin d'être contrecarrées.
Ma sœur, en m'élevant comme elle l'avait fait, m'avait rendu excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, n'importe qui les élève, rien n'est plus délicatement perçu, rien n'est plus délicatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut être exposé, il est vrai, qu'à une injustice minime, mais l'enfant est petit et son monde est petit; son cheval à bascule ne s'élève qu'à quelques pouces de terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux d'Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j'avais eu à soutenir une guerre perpétuelle contre l'injustice: je m'étais aperçu, depuis le jour où j'avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses et violentes corrections, était injuste pour moi; j'avais acquis la conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'élevait à la main, qu'elle eût le droit de m'élever à coups de fouet. Dans toutes mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j'avais nourri cette idée, et, à force d'y penser dans mon enfance solitaire et sans protection, j'avais fini par me persuader que j'étais moralement timide et très sensible.
À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les cheveux, je parvins à calmer mon émotion; je passai alors ma manche sur mon visage et je quittai le mur où je m'étais appuyé. Le pain et la viande étaient très acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus bientôt d'assez belle humeur pour regarder autour de moi.
Assurément c'était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s'il y avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de cochons dans l'étable, plus de bière dans les tonneaux; les caves ne sentaient ni le grain ni la bière; toutes les odeurs avaient été évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation était un peu trop avancée pour qu'on pût accepter ces résidus comme échantillons de la bière qui n'y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n'étaient pas plus heureux que les autres.
À l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un vieux mur qui, cependant, n'était pas assez élevé pour m'empêcher d'y grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d'herbes sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les allées jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aperçus Estelle qui s'éloignait de moi; mais elle me semblait être partout; car, lorsque je cédai à la tentation que m'offraient les fûts, et que je commençai à me promener sur la ligne qu'ils formaient à la suite les uns des autres, je la vis se livrant au même exercice à l'autre bout de la cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses beaux cheveux