Les grandes espérances. Чарльз Диккенс

Les grandes espérances - Чарльз Диккенс


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voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour trinquer avec vous?

      – À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.

      – L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez, monsieur Gargery.

      – Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.

      – Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à son tour, témoigner son désir?

      – Du rhum, dit M. Wopsle.

      – Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois verres pleins!

      – Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église.

      – Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux?

      – C'est cela même,» dit Joe.

      L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé.

      «Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien désert du côté de la rivière.

      – Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.

      – Sans doute!.. sans doute!.. mais ne pensez-vous pas qu'il peut y venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur égaré?

      – Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?»

      M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment dépourvu de tout enthousiasme.

      «Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger.

      – Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce pas, mon petit Pip?

      – Oui, Joe.»

      L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit:

      «C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous?

      – Pip, dit Joe.

      – Son nom de baptême est Pip?

      – Non, pas son nom de baptême.

      – Son surnom, alors?

      – Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à lui-même, quand il était tout enfant.

      – C'est votre fils?

      – Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux Trois jolis bateliers, de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant que l'on fumait; oh!.. non. Non, il n'est pas mon fils.

      – Votre neveu? dit l'étranger.

      – Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. Non… je ne veux pas vous tromper… il n'est pas mon neveu.

      – Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut pousser bien vigoureusement ses investigations.

      M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de savoir par cœur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un passage de Richard III, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:

      «Comme dit le poète!»

      Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me protéger.

      Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup partit, mais de la façon la plus singulière.

      Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec une lime.

      Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter davantage de moi, et il se mit à parler de navets.

      Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par la main.

      «Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le trouve, ce sera pour ce petit.»

      Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.

      «C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»

      Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas opérer avec un clignement d'œil!

      En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des Trois jolis bateliers, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais penser à autre chose.

      Ma sœur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui parler de mon shilling tout neuf.

      «C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. Voyons cela.»

      Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était parfaitement bon.

      «Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»

      Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux Trois jolis bateliers, pour


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