Les grandes espérances. Чарльз Диккенс
Est-ce cela?
– Non! répondis-je, ce n'est pas cela.
– Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable?
– Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je.
Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus tard.
Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un monsieur qui descendait à tâtons.
«Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant.
– Un enfant, dit Estelle.
C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par hasard j'eus l'occasion de le bien observer.
«Tu es des environs? dit-il.
– Oui, monsieur, répondis-je.
– Pourquoi viens-tu ici?
– C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur.
– Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention, ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, fais attention à te bien conduire.»
Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je, ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur moi.
«Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont écoulés?
– Oui, madame, c'est aujourd'hui…
– Là!.. là!.. là!.. fit-elle avec son impatient mouvement de doigts, je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer?»
Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion.
«Je ne pense pas, madame.
– Pas même aux cartes? demanda-t-elle avec un regard pénétrant.
– Si, madame, je puis faire cela, si c'est nécessaire.
– Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?»
Je répondis à cette demande de meilleur cœur qu'à la première, et je dis que je ne demandais pas mieux.
«Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu'à ce que je vienne.»
Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans l'autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait tout récemment d'allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était plus disposé à s'éteindre qu'à brûler, et la fumée qui persistait à séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement l'obscurité. Elle était vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait été belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir étaient couverts de poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce qui attirait d'abord l'attention, c'était une longue table couverte d'une nappe, comme si la fête qu'on était en train de préparer dans la maison s'était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la table; mais il était tellement couvert de toiles d'araignées, qu'on n'en pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre, il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais entrer et sortir d'énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne.
J'entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand événement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et s'avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin, comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l'oreille dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.
Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon épaule; de l'autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorcière du logis.
«C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est ici que je serai exposée après ma mort… C'est ici qu'on viendra me voir.»
J'éprouvais une crainte vague de la voir s'étendre sur la table et y mourir de suite, c'eût été la complète réalisation du cadavre en cire de la foire. Je tremblai à son contact.
«Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table… me demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; là, où tu vois des toiles d'araignées?
– Je ne devine pas, madame.
– C'est un grand gâteau… un gâteau de noces… le mien!»
Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter sa main de mon épaule:
«Viens!.. viens!.. viens! Promène-moi… promène-moi.»
Je jugeai d'après cela que l'ouvrage que j'avais à faire était de promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous nous mîmes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.
Elle n'était pas physiquement très forte; et après un moment elle me dit:
«Plus doucement!»
Cependant nous continuions à marcher d'un pas fort raisonnable; elle avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le pourrait pas. Après un moment, elle me dit:
«Appelle Estelle!»
J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la première fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous nous remîmes en marche.
Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d'agir, je me serais senti déjà suffisamment humilié; mais comme elle amena avec elle les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que faire. La politesse me faisait un devoir de m'arrêter; mais miss Havisham persistait à me tenir l'épaule, et nous continuions avec la même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j'étais navré à l'idée qu'ils allaient croire que c'était moi qui faisais tout cela.
«Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine!
– Ça n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la peau sur les os.»
Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle murmura en contemplant miss Havisham d'une manière tout à