Vingt ans après. Dumas Alexandre
à prouver mon respect à cette ombre illustre du glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé.
Planchet hocha la tête et ne dit mot: on voyait facilement qu'il partageait les craintes de son maître.
– Et puis, reprit d'Artagnan, cette décrépitude, car Athos est vieux maintenant; la misère, peut-être, car il aura négligé le peu de bien qu'il avait; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et plus ivrogne que son maître… tiens, Planchet, tout cela me fend le coeur.
– Il me semble que j'y suis, et que je le vois là bégayant et chancelant, dit Planchet d'un ton piteux.
– Ma seule crainte, je l'avoue, reprit d'Artagnan, c'est qu'Athos n'accepte mes propositions dans un moment d'ivresse guerrière. Ce serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un véritable embarras; mais, pendant sa première orgie, nous le quitterons, voilà tout. En revenant à lui, il comprendra.
– En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas à être éclairés, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent au soleil couchant, sont les murs de Blois.
– C'est probable, répondit d'Artagnan, et ces clochetons aigus et sculptés que nous entrevoyons là-bas à gauche dans les bois ressemblent à ce que j'ai entendu dire de Chambord.
– Entrerons-nous en ville? demanda Planchet.
– Sans doute, pour nous renseigner.
– Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de goûter à certains petits pots de crème dont j'ai fort entendu parler, mais qu'on ne peut malheureusement faire venir à Paris et qu'il faut manger sur place.
– Eh bien, nous en mangerons! sois tranquille, dit d'Artagnan.
En ce moment un de ces lourds chariots, attelés de boeufs, qui portent le bois coupé dans les belles forêts du pays jusqu'aux ports de la Loire, déboucha par un sentier plein d'ornières sur la route que suivaient les deux cavaliers. Un homme l'accompagnait, portant une longue gaule armée d'un clou avec laquelle il aiguillonnait son lent attelage.
– Hé! l'ami, cria Planchet au bouvier.
– Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs? dit le paysan avec cette pureté de langage particulière aux gens de ce pays et qui ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et de la rue de l'Université.
– Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fère, dit d'Artagnan; connaissez-vous ce nom-là parmi ceux des seigneurs des environs?
Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit:
– Messieurs, ce bois que je charrie est à lui; je l'ai coupé dans sa futaie et je le conduis au château.
D'Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui répugnait d'entendre dire par un autre peut-être ce qu'il avait dit lui-même à Planchet.
– Le château! se dit-il à lui-même, le château! Ah! je comprends! Athos n'est pas endurant; il aura forcé, comme Porthos, ses paysans à l'appeler monseigneur et à nommer château sa bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il avait bu.
Les boeufs avançaient lentement. D'Artagnan et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette allure les impatienta.
– Le chemin est donc celui-ci, demanda d'Artagnan au bouvier, et; nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer?
– Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit l'homme, et vous pouvez le prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous n'avez qu'une demi-lieue à faire et vous apercevrez un château sur la droite; on ne le voit pas encore d'ici, à cause d'un rideau de peupliers qui le cache. Ce château n'est point Bragelonne, c'est La Vallière: vous passerez outre; mais à trois portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes, c'est le château de M. le comte de La Fère.
– Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda d'Artagnan, car il y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.
– Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre cheval.
D'Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt; puis, troublé malgré lui à l'idée de revoir cet homme singulier qui l'avait tant aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua d'avancer la tête basse comme un rêveur.
Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et l'attitude de ce paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu'il avait particulièrement habités, il n'avait rencontré chez les villageois cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de croire qu'il avait rencontré quelque gentilhomme, frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé comme lui de se déguiser.
Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme l'avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis à un quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans ses sycomores, se dessina sur le fond d'un massif d'arbres épais que le printemps poudrait d'une neige de fleurs.
À cette vue d'Artagnan, qui d'ordinaire s'émotionnait peu, sentit un trouble étrange pénétrer jusqu'au fond de son coeur, tant sont puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de jeunesse. Planchet, qui n'avait pas les mêmes motifs d'impression, interdit de voir son maître si agité, regardait alternativement d'Artagnan et la maison.
Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en face d'une grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes de cette époque.
On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse attelé de deux chevaux du pays.
– Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit d'Artagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu! serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelqu'un de son nom? Mets pied à terre, Planchet, et va t'informer; j'avoue que pour moi je n'en ai pas le courage.
Planchet mit pied à terre.
– Tu ajouteras, dit d'Artagnan, qu'un gentilhomme qui passe désire avoir l'honneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi.
Planchet, traînant son cheval par la bride, s'approcha de la porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son âge, vint se présenter et reçut Planchet.
– C'est ici que demeure M. le comte de La Fère? demanda Planchet.
– Oui, monsieur, c'est ici, répondit le serviteur à Planchet, qui ne portait pas de livrée.
– Un seigneur retiré du service, n'est-ce pas?
– C'est cela même.
– Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s'entourer de trop de renseignements.
– M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé qu'il était à de pareilles interrogations.
– Alors, s'écria Planchet radieux, je vois bien que c'est le même comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez m'ouvrir alors, car je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le saluer.
– Que ne disiez-vous cela plus tôt! dit le serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître, où est-il?
– Derrière moi, il me suit.
Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit signe à d'Artagnan, qui, le coeur plus palpitant que jamais, entra à cheval dans la cour.
Lorsque Planchet fut sur le perron,