Vingt ans après. Dumas Alexandre
son coeur mille sentiments, mille souvenirs qu'il avait oubliés. Il sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le sourire sur les lèvres, s'avançait vers le maître du logis.
– Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le seuil.
– Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous savez bien…
Mais l'honnête serviteur ne put en dire davantage, tant l'aspect inattendu du gentilhomme l'avait saisi.
– Quoi! Planchet! s'écria Athos. M. d'Artagnan serait-il donc ici?
– Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit d'Artagnan en balbutiant et presque chancelant.
À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau visage et les traits calmes d'Athos. Il fit deux pas rapides vers d'Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans ses bras. D'Artagnan, remis de son trouble, l'étreignit à son tour avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux…
Athos le prit alors par la main, qu'il serrait dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies. Tout le monde se leva.
– Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier d'Artagnan, lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et l'un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j'aie jamais connus.
D'Artagnan, selon l'usage, reçut les compliments des assistants, les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit à examiner Athos.
Chose étrange! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et l'orgie, semblaient plus grands et d'un fluide plus pur que jamais; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce qu'il avait perdu d'agitation fébrile; sa main, toujours admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs, resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines mains de Titien et de Van Dick; il était plus svelte qu'autrefois; ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu commune; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme par un pli naturel; sa voix était toujours fraîche comme s'il n'eût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu'il avait conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable à son sourire.
Cependant les hôtes du comte, qui s'aperçurent, à la froideur imperceptible de l'entretien, que les deux amis brûlaient du désir de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et cette politesse d'autrefois, leur départ, cette grave affaire des gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde; mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la cour, et plusieurs personnes dirent en même temps:
– Ah! c'est Raoul qui revient.
Athos, à ce nom de Raoul, regarda d'Artagnan, et sembla épier la curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage. Mais d'Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son éblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu'il se retourna, lorsqu'un beau jeune homme de quinze ans, vêtu simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges.
Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa. Tout un monde d'idées nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant par toutes les sources de son intelligence le changement d'Athos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable. Une ressemblance singulière entre le gentilhomme et l'enfant lui expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit, regardant et écoutant.
– Vous voici de retour, Raoul? dit le comte.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me suis acquitté de la commission que vous m'aviez donnée.
– Mais qu'avez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité.
– C'est qu'il vient, monsieur, répondit le jeune homme, d'arriver un malheur à notre petite voisine.
– À mademoiselle de La Vallière? dit vivement Athos.
– Quoi donc? demandèrent quelques voix.
– Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l'enclos où les bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsqu'en passant à cheval je l'ai aperçue et me suis arrêté. Elle m'a aperçu à son tour, et, en voulant sauter du haut d'une pile de bois où elle était montée, le pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle n'a pu se relever. Elle s'est, je crois, foulé la cheville.
– Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Remy, sa mère, est- elle prévenue?
– Non, monsieur, madame de Saint-Remy est à Blois, près de madame la duchesse d'Orléans. J'ai eu peur que les premiers secours fussent inhabilement appliqués, et j'accourais, monsieur, vous demander des conseils.
– Envoyez vite à Blois, Raoul! ou plutôt prenez votre cheval et courez-y vous-même.
Raoul s'inclina.
– Mais où est Louise? continua le comte.
– Je l'ai apportée jusqu'ici, monsieur, et l'ai déposée chez la femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied dans de l'eau glacée.
Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se lever, les hôtes d'Athos prirent congé de lui; le vieux duc de Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu d'une amitié de vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt.
Alors il proposa d'emmener la petite Louise à Blois dans son carrosse.
– Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près de sa mère; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment et qu'il y a de votre faute.
– Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! s'écria la jeune fille; tandis que le jeune homme pâlissait à l'idée qu'il était peut-être la cause de cet accident…
– Oh! monsieur, je vous assure… murmura Raoul.
– Vous n'en irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Remy, puis vous reviendrez.
Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit, après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois posait sur son épaule, et il l'installa doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec l'élégance et l'agilité d'un écuyer consommé, après avoir salué Athos et d'Artagnan, il s'éloigna rapidement, accompagnant la portière du carrosse, vers l'intérieur duquel ses yeux restèrent constamment fixés.
XVI. Le château de Bragelonne
D'Artagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré, la bouche presque béante, il avait si peu trouvé les choses selon ses prévisions, qu'il en était resté stupide d'étonnement.
Athos lui prit le bras et l'emmena dans le jardin.
– Pendant qu'on nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous ne serez point fâché, n'est-ce pas, mon ami, d'éclaircir un peu tout ce mystère qui vous fait rêver?
– Il est vrai, monsieur le comte, dit d'Artagnan, qui avait senti peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité d'aristocrate qu'il avait toujours eue.
Athos le regarda avec son doux sourire.
– Et d'abord, dit-il, mon cher d'Artagnan, il n'y a point ici de monsieur le comte. Si je vous ai appelé chevalier, c'était pour vous présenter à mes hôtes, afin qu'ils sussent qui vous étiez; mais, pour vous, d'Artagnan, je suis, je l'espère, toujours Athos, votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que vous m'aimez moins?
– Oh!