Vingt ans après. Dumas Alexandre
donc est sorti par ici ce matin? se demanda Athos avec inquiétude. Un cheval se serait-il échappé de l'écurie?
– Ce n'est pas probable, dit d'Artagnan, car les pas sont très égaux et très reposés.
– Où est Raoul? s'écria Athos, et comment se fait-il que je ne l'aie pas aperçu?
– Chut! dit d'Artagnan en mettant avec un sourire son doigt sur sa bouche.
– Qu'y a-t-il donc? demanda Athos.
D'Artagnan raconta ce qu'il avait vu, en épiant la physionomie de son hôte.
– Ah! je devine tout maintenant, dit Athos avec un léger mouvement d'épaules: le pauvre garçon est allé à Blois.
– Pour quoi faire?
– Eh, mon Dieu! pour savoir des nouvelles de la petite La
Vallière. Vous savez, cette enfant qui s'est foulé hier le pied.
– Vous croyez? dit d'Artagnan incrédule.
– Non seulement je le crois, mais j'en suis sûr, répondit Athos.
N'avez-vous donc pas remarqué que Raoul est amoureux?
– Bon! De qui? de cette enfant de sept ans?
– Mon cher, à l'âge de Raoul le coeur est si plein, qu'il faut bien le répandre sur quelque chose, rêve ou réalité. Eh bien! son amour, à lui, est moitié l'un, moitié l'autre.
– Vous voulez rire! Quoi! cette petite fille.
– N'avez-vous donc pas regardé? C'est la plus jolie petite créature qui soit au monde: des cheveux d'un blond d'argent, des yeux bleus déjà mutins et langoureux à la fois.
– Mais que dites-vous de cet amour?
– Je ne dis rien, je ris et je me moque de Raoul; mais ces premiers besoins du coeur sont tellement impérieux, ces épanchements de la mélancolie amoureuse chez les jeunes gens sont si doux et si amers tout ensemble, que cela paraît avoir souvent tous les caractères de la passion. Moi, je me rappelle qu'à l'âge de Raoul j'étais devenu amoureux d'une statue grecque que le bon roi Henri IV avait donnée à mon père, et que je pensai devenir fou de douleur, lorsqu'on me dit que l'histoire de Pygmalion n'était qu'une fable.
– C'est du désoeuvrement. Vous n'occupez pas assez Raoul, et il cherche à s'occuper de son côté.
– Pas autre chose. Aussi songé-je à l'éloigner d'ici.
– Et vous ferez bien.
– Sans doute; mais ce sera lui briser le coeur, et il souffrira autant que pour un véritable amour. Depuis trois ou quatre ans, et à cette époque lui-même était un enfant, il s'est habitué à parer et à admirer cette petite idole, qu'il finirait un jour par adorer s'il restait ici. Ces enfants rêvent tout le jour ensemble et causent de mille choses sérieuses comme de vrais amants de vingt ans. Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de la petite de La Vallière, mais je crois qu'ils commencent à froncer le sourcil.
– Enfantillage! mais Raoul a besoin d'être distrait; éloignez-le bien vite d'ici, ou, morbleu! vous n'en ferez jamais un homme.
– Je crois, dit Athos, que je vais l'envoyer à Paris.
– Ah! fit d'Artagnan.
Et il pensa que le moment des hostilités était arrivé.
– Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un sort à ce jeune homme.
– Ah! fit à son tour Athos.
– Je veux même vous consulter sur quelque chose qui m'est passé en tête.
– Faites.
– Croyez-vous que le temps soit venu de prendre du service?
– Mais n'êtes-vous pas toujours au service, vous, d'Artagnan?
– Je m'entends: du service actif. La vie d'autrefois n'a-t-elle plus rien qui vous tente, et, si des avantages réels vous attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer en ma compagnie et en celle de notre ami Porthos les exploits de notre jeunesse?
– C'est une proposition que vous me faites alors! dit Athos.
– Nette et franche.
– Pour rentrer en campagne?
– Oui.
– De la part de qui et contre qui demanda tout à coup Athos en attachant son oeil si clair et si bienveillant sur le Gascon.
– Ah diable! vous êtes pressant!
– Et surtout précis. Écoutez bien d'Artagnan. Il n'y a qu'une personne ou plutôt une cause à qui un homme comme moi puisse être utile: celle du roi.
– Voilà précisément, dit le mousquetaire.
– Oui; mais entendons-nous, reprit sérieusement Athos: si par la cause du roi vous entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de nous comprendre.
– Je ne dis pas précisément, répondit le Gascon embarrassé.
– Voyons, d'Artagnan, dit Athos, ne jouons pas au plus fin, votre hésitation, vos détours me disent de quelle part vous venez. Cette cause, en effet, on n'ose l'avouer hautement, et lorsqu'on recrute pour elle, c'est l'oreille basse et la voix embarrassée.
– Ah! mon cher Athos! dit d'Artagnan.
– Eh! vous savez bien, reprit Athos, que je ne parle pas pour vous, qui êtes la perle des gens braves et hardis, je vous parle de cet Italien mesquin et intrigant de ce cuistre qui essaie de mettre sur sa tête une couronnée qu'il a volée sous un oreiller, de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui s'avise de faire mettre des princes du sang en prison, n'osant pas les tuer, comme faisait notre cardinal à nous, le grand cardinal; un fesse-mathieu qui pèse ses écus d'or et garde les rognés, de peur, quoiqu'il triche, de les perdre à son jeu du lendemain; un drôle enfin qui maltraite la reine, à ce qu'on assure; au reste, tant pis pour elle! et qui va d'ici à trois mois nous faire une guerre civile pour garder ses pensions. C'est là le maître que vous me proposez, d'Artagnan? Grand merci!
– Vous êtes plus vif qu'autrefois, Dieu me pardonne! dit d'Artagnan, et les années ont échauffé votre sang, au lieu de le refroidir. Qui vous dit donc que ce soit là mon maître et que je veuille vous l'imposer?
«Diable! s'était dit le Gascon, ne livrons pas nos secrets à un homme si mal disposé.»
– Mais alors, cher ami, reprit Athos, qu'est-ce donc que ces propositions?
– Eh, mon Dieu! rien de plus simple: vous vivez dans vos terres, vous, et il paraît que vous êtes heureux dans votre médiocrité dorée. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de revenu peut-être; Aramis a toujours quinze duchesses qui se disputent le prélat, comme elles se disputaient le mousquetaire; c'est encore un enfant gâté du sort; mais moi, que fais-je en ce monde? Je porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponné à ce grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis mort en un mot! Eh bien! lorsqu'il s'agit pour moi de ressusciter un peu, vous venez tous me dire: C'est un faquin! c'est un drôle! un cuistre! un mauvais maître! Eh, parbleu! je suis de votre avis, moi, mais trouvez-m'en un meilleur, ou faites-moi des rentes.
Athos réfléchit trois secondes, et pendant ces trois secondes il comprit la ruse de d'Artagnan, qui pour s'être trop avancé tout d'abord rompait maintenant afin de cacher son jeu. Il vit clairement que les propositions qu'on venait de lui faire étaient réelles, et se fussent déclarées dans tout leur développement, pour peu qu'il eût prêté l'oreille.
– Bon! se dit-il, d'Artagnan est à Mazarin.
De ce moment il s'observa avec une extrême prudence.
De son côté d'Artagnan joua plus serré que jamais.
– Mais, enfin, vous avez une idée? continua Athos.
– Assurément. Je voulais prendre conseil de vous tous et aviser au moyen de faire quelque