Un Cadet de Famille, v. 3/3. Trelawny Edward John
pauvre Français devint une certitude, et j'eus le plaisir d'entendre Van Scolpvelt et Louis s'attribuer personnellement, en se le disputant l'un à l'autre, l'honneur d'avoir rendu la vie au protégé de de Ruyter.
Nous apprîmes le lendemain qu'avant de se jeter à la mer, le Français avait, pour lui servir de ballast, chargé ses mains de deux gros boulets de canon.
Une sorte de haine fut la seule récompense que m'accorda l'étranger pour tout remercîment.
– Suis-je donc un esclave? dit-il à de Ruyter un jour. Suis-je la propriété de cet Anglais maudit? N'ai-je pas aussi bien que tout homme la libre disposition de mon corps? Pour quelle raison ce féroce Trelawnay s'est-il mis entre la mort et moi? Sa nature brutale se plaît pourtant dans le carnage, car il aime à exterminer ceux qui tiennent à la vie, et je ne puis comprendre dans quel but, pour quel motif, il m'a retiré de la mer! J'étais déjà si heureux, je me croyais au ciel, endormi sur ses genoux! Ah! malheur au démon qui s'est placé entre elle et moi; malheur à celui qui m'a ramené sans pitié dans l'enfer de l'existence! Je n'ai plus ni repos ni espoir; je veux mourir, et ils s'unissent tous pour me forcer à vivre, pour m'attacher à la chaîne de mes amers chagrins!
Pendant trois jours, nous continuâmes à chasser dans les jungles; pendant trois jours, de Ruyter explora les ruines pour y découvrir les traces du jeune Français.
– J'ai raison de croire, me dit de Ruyter, qu'après m'avoir juré sur l'honneur qu'il n'attenterait pas à sa vie, le jeune Français s'est livré à la férocité d'un tigre, croyant, par cette action, ne pas enfreindre les engagements qu'il avait pris avec moi.
La mystérieuse disparition d'une personne pour laquelle nous ressentions une amicale pitié nous attrista profondément, et ce ne fut qu'en désespoir de cause que nous abandonnâmes nos recherches.
L'équipage assurait d'une voix unanime que, pendant le séjour du jeune homme sur le vaisseau, l'esprit du suicide hantait le grab, qu'on le voyait assis sur le couronnement de la poupe, qu'on entendait ses plaintes lugubres. Si un matelot était assez hardi pour vouloir approcher le fantôme, ce dernier se jetait dans la mer et suivait en gémissant le sillage du vaisseau.
Cette superstitieuse terreur se répandit si bien parmi les matelots, que la plupart n'osaient aller le soir à l'arrière du vaisseau sans appeler à leur aide la divine protection du ciel.
XCII
Un soir, au coin du feu, de Ruyter nous raconta l'histoire du jeune Français.
L'agent de correspondance que notre commodore avait à l'île de France, ayant eu besoin d'un commis, écrivit en Europe. Quelques mois après le départ de sa lettre, deux jeunes gens se présentèrent à lui, protégés par une instante recommandation. Ces jeunes gens se dirent frères, et cette assertion était justifiée par une grande ressemblance de gestes, d'allures et de visage. L'aîné semblait avoir près de vingt ans, le cadet paraissait beaucoup plus jeune. Les deux frères étaient beaux, doux, excessivement distingués dans leurs manières et dans leur langage. Un appartement fut donné aux nouveaux commis dans la maison du marchand, qui, pendant les premiers jours de l'installation de ses employés français, fut plus content de leur zèle que de leur savoir.
Enfin, après un travail assidu, les deux étrangers devinrent d'admirables arithméticiens. Constamment heureux de se trouver ensemble, les beaux jeunes gens sortaient seuls, ne fréquentaient ni les cafés ni les bals, consacrant à la promenade ou à l'étude leurs heures de liberté. Cette conduite régulière enchanta le négociant, et, pour en prouver sa satisfaction, il accorda un congé de huit jours à ses protégés, et leur permit d'aller passer cette semaine de repos dans une maison de campagne qu'il possédait à Port-Louis.
Quatre jours après le départ des deux Français, le marchand, inquiet de leur silence, car ils avaient promis d'écrire, se décida à aller leur rendre visite. En approchant de la villa, le négociant fut très-surpris de voir que, malgré la fraîcheur de la soirée, les fenêtres de la maison, hermétiquement closes, ne laissaient pénétrer à l'intérieur ni jour ni air. Il franchit rapidement le jardin et frappa à la porte; personne ne répondit.
Épouvanté de ce silence, le négociant brisa les carreaux d'une fenêtre du rez-de-chaussée et pénétra dans la maison. D'un pas rapide il parcourut l'appartement du premier étage; le plus grand ordre y régnait, mais le séjour des deux étrangers n'y avait laissé aucune trace. L'épouvante du bon marchand se changea bientôt en terreur; une plainte sourde, lugubre, profondément douloureuse, jeta sa note au milieu du mortel silence qui planait sur la villa. Le négociant bondit vers la chambre d'où s'était échappé ce râle d'agonie, et il trouva couchés sur un lit en désordre, pâles et presque sans vie, les deux pauvres étrangers. Les secours de l'art ou ceux de l'amitié étaient inutiles au plus jeune: il était mort depuis quelques heures, et, à sa stupéfaction, le négociant découvrit que l'habit masculin cachait une femme.
La touchante histoire des deux employés fut vite comprise par le propriétaire, qui, avec une bonté réelle, mit tous ses soins à rappeler le survivant à la vie. Une lettre cachetée, mise en évidence sur une table et adressée au négociant, lui révéla tout le mystère. Le jeune homme disait qu'incapable de supporter la perte de sa maîtresse, enlevée par une fièvre du pays, il s'empoisonnait avec de l'opium.
Le jeune homme guérit. Pendant quelques mois il vécut dans une sorte de somnolence oublieuse du passé; mais quand la raison revint, quand l'esprit lucide put sonder les souffrances du cœur, le malheureux amant retomba dans un désespoir furieux. Ce fut alors que de Ruyter, instruit par le marchand, conçut l'espoir d'améliorer le sort du Français en l'emmenant avec lui sur le grab.
Appartenant tous deux à une noble famille française, ces deux jeunes gens s'étaient aimés dès leur plus tendre enfance. La jeune fille avait été élevée à Paris dans un couvent, et son orgueilleuse mère l'avait condamnée à une réclusion perpétuelle, dans l'intérêt de son fils unique, qui, par cette mort apparente de sa sœur, héritait de toute sa fortune. Protégé par une parente de sa maîtresse, le jeune homme pénétra dans le couvent et enleva la future religieuse. Tous deux quittèrent Paris, et avec l'intention de fuir à l'étranger, ils se rendirent au Havre-de-Grâce; là, à force d'argent, ils eurent le bonheur de faire consentir un capitaine hollandais à les recevoir sur son bord. Les yeux d'argus de la police française cherchaient les fugitifs; un embargo fut mis sur le port, et tous les vaisseaux en partance furent soigneusement visités. Le capitaine hollandais, qui ne voulait rendre ni l'argent ni les bijoux qu'il avait reçus des deux enfants, qui voulait de plus éviter une amende ou un emprisonnement, se montra aussi rusé que la police française.
Pendant la durée de l'embargo, l'adroit maître hollandais cacha les amoureux dans les caves de son agent, qui était contrebandier, si bien que la visite qu'on fit à son bord n'amena aucune découverte. Quand la permission de quitter le port fut accordée aux vaisseaux, le prudent commodore fourra les jeunes gens dans des tonneaux vides amarrés sur le pont. Il s'attendait à une seconde visite de la méfiante police. Cette seconde recherche s'effectua, et cela avec tant de rigueur qu'un officier ôta le bondon du tonneau où la jeune fille était cachée et fourragea l'intérieur avec son épée. L'arme déchirait la poitrine de l'enfant, tandis qu'avec un ton d'admirable nonchalance le capitaine disait:
– C'est un tonneau vide, monsieur.
L'amour donne au cœur de la femme le courage du héros, car la pauvre blessée ne fit pas entendre une plainte.
Les deux jeunes gens arrivèrent en Hollande sans amis et presque sans argent, car, après les avoir dépouillés de tout, le capitaine eut l'air de craindre les poursuites de la police, en manifestant un vif désir de se séparer des fugitifs.
À cette époque, les Hollandais employaient tous les moyens possibles pour arriver à persuader aux aventuriers qu'ils avaient un avantage réel de sécurité et de fortune en allant s'établir dans leurs colonies indiennes. Le capitaine du vaisseau se trouvait précisément un des agents les plus actifs du gouverneur des colonies. En conséquence, il conseilla au jeune homme de s'embarquer pour l'île de France, et à ce conseil il ajouta une lettre de recommandation pour le marchand dont nous avons déjà parlé.