Un Cadet de Famille, v. 3/3. Trelawny Edward John

Un Cadet de Famille, v. 3/3 - Trelawny Edward John


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attentivement la figure du munitionnaire. La vivacité lumineuse de ses petits yeux noirs était obscurcie; ses lèvres blanches se couvraient d'écume, et sa mâchoire inférieure tremblait légèrement.

      – Holà! vieux Louis, répondez; qu'avez-vous? êtes-vous malade?

      – Malade, capitaine? Non, je ne suis pas malade: j'ai mal au cœur, et rien de plus. Cette damnée drogue m'a empoisonné; mais, du reste, je vais bien, très-bien.

      Cette menteuse affirmation fut suivie d'un tremblement convulsif.

      – Vous êtes malade, mon ami; il ne faut pas rester au soleil. Allez vous reposer à l'arrière du vaisseau.

      – Vous vous trompez, capitaine, je ne souffre pas: je n'ai point la sottise de me croire malade. Cependant, je n'ai jamais eu le cœur aussi faible qu'aujourd'hui. Si cependant, une fois, dans la mer du Sud, à l'île d'Otahiti, quand les missionnaires vinrent à bord… Comme un grand sot, je les suivis sur terre, et ils me donnèrent du gin à boire. Ce n'était point du gin, capitaine, mais une infernale drogue. Ces bonnes gens me dirent qu'ils avaient établi dans l'île une distillerie de gin; les croyant sur parole, je les jugeai bons, intelligents, utiles. Leur gin était mauvais, détestable; il me fit souffrir un mal pareil à celui que je ressens aujourd'hui.

      En achevant ces mots, Louis pressa ses deux mains l'une contre l'autre en disant:

      – Ma tête est en feu; j'ai un incendie dans le corps.

      J'aimais sincèrement Louis, et je suivais avec une peine profonde l'altération rapide qui se manifestait sur sa bonne et loyale figure.

      Je lui pris le bras, et, sans résistance de sa part, je parvins à le conduire dans ma cabine, chargeant la douce Zéla de lui donner des soins.

      – Lady Zéla n'est point une femme, me dit Louis en se jetant sur ma couche, c'est un ange de bonté, un ange descendu du ciel.

      Louis tomba bientôt dans un sommeil fiévreux, agité, presque convulsif, puis enfin dans une insensible torpeur dont les instants lucides étaient remplis par l'indistinct murmure d'incohérentes paroles. Au point du jour, par une habitude qui survivait à l'égarement de l'esprit et à la faiblesse du corps, Louis se souleva sur un de ses coudes et dit d'une voix distincte:

      – Garçon, apportez-moi la bouteille.

      Fatigué et à moitié endormi, le garçon se traîna vers l'armoire consacrée, et y prit une bouteille remplie de genièvre.

      – Comment vous trouvez-vous, Louis? demandai-je.

      – J'ai chaud, j'ai très-chaud, capitaine; je meurs de soif, et mon corps, aussi sec qu'un morceau de bois calciné, n'a pas la moindre moiteur. Je suis dans un four, je brûle; garçon, la bouteille, la bouteille!

      Je n'eus pas le courage de résister au suppliant regard que Louis jeta sur le skédam, ni celui de regarder longtemps l'avide joie de ses mains tremblantes lorsqu'elles prirent le verre plein de liqueur. Mais au moment où l'esprit de la vie (suivant Louis) toucha ses lèvres blanches et glutineuses, il jeta le verre loin de lui en s'écriant d'un ton désespéré:

      – Mon Dieu! mon Dieu! je demande une mer d'eau, et ce démon m'apporte du feu; mais je brûle, misérable, je brûle; je suis dans un gouffre de flammes!

      Jusqu'au milieu du jour, Louis passa de minute en minute de l'agitation la plus furieuse à l'abattement le plus profond.

      Vers une heure de l'après-midi, le garçon vint me dire que le munitionnaire dormait.

      Je descendis dans la cabine, et ce fut en frissonnant que je contemplai le cruel ravage opéré par la maladie. La figure de Louis était livide, la peau du cou pâle et rayée; de larges rides bleuâtres indiquaient que le pauvre voyageur avait baissé son pavillon devant le terrible roi des pirates. La bannière grise de la mort planait au-dessus de lui. Je plaçai un miroir devant les lèvres serrées du pauvre Louis, et aucun souffle ne vint en ternir la limpidité. Comme si la destruction avait été impatiente de commencer son œuvre d'anéantissement, elle s'emparait du corps avant même que l'étincelle vitale se fût entièrement éteinte. J'avais à peine essuyé les larmes qui remplissaient mes yeux, que le docteur, penché auprès de moi, me dit impatiemment:

      – Êtes-vous sourd, capitaine? Je vous dis que, si vous ne voulez pas jeter ce corps dans la mer, nous périrons tous.

      – Comment! m'écriai-je, le sincère, l'honnête, le bon et jovial Louis, Louis, la vie de l'équipage, va être la proie des chiens de mer? il sera jeté hors du vaisseau comme un mouton pourri, avant que nous soyons bien certains que la vie l'a tout à fait abandonné? Non, non, touchez-le, docteur, il est encore chaud, et je ne veux pas qu'il soit jeté dans la mer.

      XCVI

      Le docteur remonta sur le pont, et, au bout de quelques heures, je fus obligé de comprendre que son conseil était bon à suivre. La décomposition du corps était si rapide, que l'atmosphère du vaisseau devenait de minute en minute plus lourde et plus épaisse, et je sentais qu'un danger réel planait autour de nous. Je donnai l'ordre à deux matelots de coudre un hamac (ce cercueil des marins) et d'y enfermer les restes du pauvre Louis; de plus, ils devaient attacher aux pieds du mort deux lourds sacs de plomb.

      Après avoir fait descendre le cadavre dans un bateau, je le couvris d'un drapeau hollandais en guise de drap mortuaire, et nous nous dirigeâmes en dehors du havre pour le faire couler à fond, car il était expressément défendu d'ensevelir les pestiférés près du port. Si j'avais pu trouver sur le schooner un livre de prières, je me serais fait un devoir de lire la messe des morts sur le corps de Louis. Malheureusement, nous étions fort peu religieux, et nos intentions seules étaient bonnes. Je fus donc obligé de me contenter des honneurs qu'on rend aux marins. En conséquence, on tira trois volées de mousquets sur le cadavre de mon pauvre ami, et, le cœur serré par l'étreinte d'une vive douleur, je vis s'enfoncer lentement dans l'abîme de la mer ce bon et loyal serviteur.

      Tout à coup mes hommes s'écrièrent, et d'une voix visiblement effrayée:

      – Ne ramons plus, il est là, il revient!

      En effet, l'eau un instant troublée avait repris son calme, et le cadavre reparaissait à la surface, flottant auprès de nous aussi légèrement qu'aurait pu le faire une branche d'arbre mort.

      Les superstitieux marins étaient tellement émus, qu'ils ne cherchaient point à découvrir une cause naturelle à l'apparition de Louis, et cette cause était bien certainement la faiblesse ou la chute des balles de plomb que nous avions mises dans le canevas. Nous fîmes virer le bateau, et je crois, en vérité, que mes hommes apportèrent à se rapprocher de Louis le même empressement qu'ils auraient mis à sauver un de leurs frères en péril. Lorsque j'eus découvert que le ballast s'était échappé, je cherchai autour de moi un objet assez lourd pour en réparer la perte. Notre grappin seul était à ma disposition: je m'en servis, et le corps s'enfonça une seconde fois.

      – Que je sois damné! s'écria un vieux marin, si toutes les ancres de la marine royale de Portsmouth ont assez de force pour amarrer ce dogre hollandais sous l'eau. Jamais, au grand jamais, le pauvre Louis n'a mis dans ses dalots autre chose que du skédam ou du kirsch, et il n'est ni juste ni naturel qu'il se plaise dans un linceul d'eau de mer.

      J'avais amarré le schooner aussi loin du port qu'avaient pu le permettre notre sécurité et notre bien-être. Malgré cette précaution, les ravages exercés par le choléra se propagèrent à bord, et je perdis plusieurs hommes aussi rapidement que j'avais perdu le pauvre Louis. Je passais les nuits au chevet des malades, et les quelques heures de repos que le soin personnel de ma santé me contraignait à prendre s'écoulaient pour moi dans des inquiétudes mortelles. Je ne savais quel remède il fallait employer pour dompter le mal, ou du moins pour en éviter moi-même les atteintes; car mon ivrogne de docteur avait déserté, et, malgré mes recherches, je n'avais pu lui donner un successeur.

      Après avoir longuement causé avec mes deux contremaîtres, je pris la décision, peut-être dangereuse, de lever l'ancre et de fuir le lendemain au premier rayon du soleil.

      Vers quatre heures du matin, un homme descendit


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