Un Cadet de Famille, v. 3/3. Trelawny Edward John
un mot d'adieu, elle s'élança, légère comme un faon, sur les traces des hommes du grab. Je fis cadeau à Zéla de cette fleur malaise, et, dans mon âme, je sentis une réelle admiration pour cette mère qui n'était point imbue des préjugés étroits qui prévalent en Europe. Toute la nature nous enseigne que l'enfant sevré ne doit être ni une charge ni un embarras pour sa mère; la lionne abandonne le lionceau, et les mères chrétiennes vraiment éclairées laissent leurs enfants libres, guidées sans doute dans leur conduite par la supériorité d'un instinct naturel.
À l'époque de mes voyages, la France et la Hollande étaient réunies sous la même dictature, et je fus très-bien accueilli par le gouverneur de Batavia, qui était un officier hollandais. Après avoir reçu mes dépêches, il ordonna aux autorités de la ville de me faciliter par tous les moyens possibles mes achats de provisions. Ces achats devaient se faire, pour mon intérêt, avec la plus grande promptitude, car il était fort dangereux de communiquer journellement avec les habitants de l'île, sur lesquels le choléra-morbus sévissait d'une manière horrible.
Les négociants de la factorerie hollandaise étaient si officieusement bons, bienveillants et hospitaliers, que leurs offres de repas, de rafraîchissements, me causaient malgré moi une sorte de dégoût. De Ruyter était le héros de ces marchands, et la confiance illimitée que notre commodore avait en moi, – puisque, possesseur de sommes considérables, je pouvais en disposer à ma guise, – produisait sur les habitants de Java un effet presque magique.
Bien que le nom et l'amitié de de Ruyter fussent pour moi un excellent patronage, je pouvais à la rigueur me passer de cette protection dans les endroits où nous étions connus. J'avais établi depuis longtemps par mes actions une renommée particulière, et mon nom seul suffisait pour m'ouvrir toutes les portes. Depuis, la médisance, ou, pour mieux dire, la calomnie, a analysé ma conduite: elle a prétendu que je méritais la corde… mais cette assertion n'est qu'une méchante, qu'une malicieuse envie.
J'ai eu des torts de jeunesse, je l'avoue, car, semblable à Michel Cassio, j'avais la tête inflammable, et je ne pouvais supporter avec calme l'aiguillon d'un excès de vin. Je dois cependant m'accorder le mérite d'avoir toujours fui avec une profonde horreur les dégoûtants excès de la bouche, et ce dégoût me faisait repousser avec une inflexible politesse les offres hospitalières des négociants hollandais. Quand j'eus terminé mes affaires, je regagnai en toute hâte ma petite cabine, séjour charmant, qui, pour moi, contenait le monde, puisqu'elle abritait Zéla. Nous étions toujours insatiables de caresses: notre affection était l'inépuisable trésor dans lequel nos mains avides se croisaient sans cesse. Je rentrai, et nous dînâmes tête à tête, nous régalant ensemble sur la même grappe de raisin, buvant du café dans la même tasse; heureux, enfin, heureux! Ce mot résume tout! L'excès de l'amour était mon seul excès; j'étais robuste, je vivais sobrement, et le mal qui frappait les habitants de Java me laissa dans la quiétude physique la plus parfaite.
Les Européens qui se trouvaient à bord et sur terre me dirent que le préservatif le plus efficace contre les attaques du choléra-morbus était une excellente nourriture et même un abus des liqueurs fortes. La fièvre cholérique, ajoutaient-ils, n'ose attaquer les gens forts qui la bravent, mais elle tyrannise les faibles qui la craignent.
J'approuvai les diseurs, mais je ne suivis pas leurs conseils. Quant à eux, ils les mirent aussitôt en pratique, mangeant et buvant du matin jusqu'au soir pour activer la circulation du sang. On défendit, comme fort dangereuses, les consommations de riz, de légumes; moi, je mangeai tout cela, ainsi que mon équipage, et nous vécûmes en parfaite santé; tandis que les Européens, en dépit de toutes leurs précautions, moururent comme des moutons atteints par la mortalité.
Plusieurs vaisseaux qui se trouvaient dans le havre furent chassés par le vent sur le rivage, faute de mains pour les attacher; d'autres, tout frétés, n'avaient pas assez de monde pour lever leur ancre. Deux vaisseaux de guerre français et hollandais, qui avaient reçu l'ordre de mettre à la voile, se trouvaient dans un état si déplorable, qu'il leur fut impossible de quitter le port.
Si le choléra-morbus avait pu être chassé par l'excellence de la nourriture, il n'eût point attaqué la partie européenne de mon équipage; ainsi, non-seulement la maladie nous frappa, mais elle n'atteignit exclusivement que les robustes fils du Nord, et respecta sa propre race, les enfants du soleil.
XCV
Comme si la contagion se fût proposé de résoudre la question relative à la nourriture, elle frappa à la tête le principal organe du système de l'abus des liqueurs, et le vaincu fut le pauvre munitionnaire. Si l'abondance de la nourriture, si l'excès des boissons avaient la puissance de préserver de la mort, Louis existerait encore. Il mangeait comme un vautour, et, bien certainement, le foie d'une baleine n'aurait pu produire autant d'huile que le corps de ce gastronome en contenait. En outre, il buvait d'une manière effrayante, et il faut que sa gorge ait été doublée d'un métal aussi insensible que l'asbeste, à l'épreuve du feu, pour qu'elle ait pu supporter le passage brûlant de l'alcool qu'il buvait sans cesse.
Depuis que le choléra-morbus avait commencé ses ravages à bord du schooner, Louis faisait toutes les heures sonner une cloche en criant:
– Garçon, ne savez-vous pas que le cadran vient de tourner? Ne savez-vous pas que la fièvre est arrivée à bord? Apportez lestement la bouteille de grès, afin que je chasse cette importune visiteuse.
Une fois la bouteille dans ses mains, Louis se versait une ample rasade de skédam et l'avalait d'un trait.
Le chronomètre d'Arnold, qui se trouvait dans la cabine, ne marquait pas l'heure avec plus de justesse que Louis avec sa bouteille. Son palais était si infaillible, qu'à la plus petite négligence du garçon chargé de lui donner à boire, il s'écriait d'un ton furieux:
– Garçon, la bouteille, la bouteille, paresseux, veau marin que vous êtes!
Un matin, Louis vociféra après avoir bu:
– Ah! jeune scorpion, qu'avez-vous fait? Vous avez vidé ma bouteille, et vous l'avez remplie d'eau de mer?
– Monsieur, je vous assure…
– Taisez-vous; le skédam que vous dites me donner n'est qu'une drogue dégoûtante; elle ferait bondir le cœur d'un cheval marin.
Quand le garçon voulut essayer de prouver à Louis que la liqueur qu'il venait d'absorber était bien du skédam, Louis se mit en fureur, jeta la bouteille à la tête du garçon, et sa rage était si grande, que je fus obligé d'intervenir.
– Voyons, voyons, mon cher Louis, lui dis-je en me plaçant devant le garçon, donnez-moi la bouteille, je veux savoir si vous avez tort ou raison. Vous avez tort, mon brave, cette bouteille contient du skédam pur.
– Comment! capitaine, me prenez-vous pour un niais? Croyez-vous que je sois devenu assez stupide pour ne plus reconnaître le goût de ma liqueur favorite? Mais le diable lui-même serait incapable de m'y faire tromper. Je bois du genièvre depuis l'âge de cinq ans, et Van Sülphe, le grand marchand de liqueurs d'Amsterdam, a déclaré qu'après lui j'étais le meilleur connaisseur de toute la Hollande; je dirai mieux, de toute l'Europe. D'ailleurs, ayant avalé depuis que je suis au monde liqueur sur liqueur, assez de quoi suffire à mettre le schooner à flot, je dois me connaître en saveur, goût et parfum. Ceci est une drogue, une médecine; ce garçon m'a trompé, volé: il a bu mon genièvre. L'as-tu bu? dis! Hein, monsieur, le savez-vous?
Un silence de quelques minutes suivit cette interrogation. Les regards de Louis erraient vaguement sur le pont, et ses lèvres balbutiaient de sourdes menaces.
– Damné garçon! reprit-il d'une voix haletante, fils du diable! tu as vidé ma pauvre bouteille et tu l'as remplie avec une composition du vieux Van; tu sais pourtant, tout le monde sait, que je déteste les docteurs, les drogues, et toutes les piètres choses dont on régale les malades. Allons, allons, alerte! Démarre, voleur; alerte! va me chercher une autre bouteille.
Le garçon obéit. Louis porta le skédam à ses lèvres; mais pour lui le fluide vivifique avait perdu toute saveur: le pauvre munitionnaire bredouilla, toussa, repoussa le verre, ôta de sa bouche une pipe nouvellement