Un Cadet de Famille, v. 3/3. Trelawny Edward John
dis-je à moitié endormi, oui, laissez-le venir à bord; mais qui est-ce? de quelle nation?
– Comment, monsieur, de quelle nation? C'est lui, vous dis-je, lui!
– Qui, lui?
– Le munitionnaire, monsieur.
– Le munitionnaire! Quel munitionnaire?
– Le vieux Louis, capitaine. Ne l'avais-je pas dit? il ne veut pas rester amarré sous l'eau.
Je montai rapidement sur le pont, et je vis le corps du défunt couché sur l'eau, à travers la proue et dans une position qui pouvait faire croire qu'il était soutenu par le câble. Tous les marins se pressaient à l'avant du schooner; ils étaient stupéfaits, et je dois dire que mon étonnement était aussi grand que le leur, tant l'apparition de Louis était miraculeuse. Le grappin avait été parfaitement attaché, et sa force était suffisante pour amarrer un bateau pendant une houle. Je ne comprenais rien à la muette résistance de cet inerte cadavre; mais en examinant le canevas qui l'enveloppait, le mystère fut bientôt éclairci. Les requins de terre avaient coupé le hamac afin d'arriver au corps, qui était horriblement déchiré. N'osant pas porter les mains sur ces restes informes, nous les touâmes jusqu'au rivage: là, je fis faire un grand trou dans le sable, et après y avoir enseveli le munitionnaire, je plaçai sur sa tombe le fond d'un bateau naufragé. Ce double soin le préservait à jamais du contact de l'eau.
XCVII
Lorsque tous mes préparatifs de départ furent terminés, je me rendis chez le commandant, je visitai les marchands avec lesquels j'avais fait des affaires pour tout terminer au plus tôt, et, ces divers soins remplis, je mis à la voile.
Nous étions restés quatre jours dans le port, et pendant ces quatre jours le vent n'avait pas rafraîchi la lourdeur de l'atmosphère. Batavia est, comme Venise, entrecoupée de canaux, mais ces canaux sont des réceptacles de toutes les immondices qui découlent des habitations: la boue et les morts bouchent les issues, croupissent, et l'odeur nauséabonde que cette eau exhale produit d'affreuses maladies. L'intérieur de l'île et les montagnes qui avoisinent la ville sont habitables; mais la ville elle-même est annuellement ravagée par cette fièvre mortelle qu'on désigne sons le nom de fièvre de Java.
Les hommes jeunes et forts étaient toujours les premiers atteints par le terrible fléau. Quant aux grands mangeurs, ils n'échappaient jamais à ses coups. Je déteste les gourmands autant que Moïse et Mahomet détestaient les pourceaux, et je me réjouis de leur mort. Cependant je fais une exception en faveur du bon, du brave, de l'honnête Louis, dont toute la gourmandise ne pouvait étouffer ni même amoindrir les impulsions généreuses. Ceux qui parmi nous étaient de la race des lévriers, ceux qui avaient la poitrine large, les membres longs, étaient rarement saisis par la fièvre, en dépit même de leurs excès. Notre charpentier, véritable chien de mer, buvait journellement un demi-gallon d'arack et il travaillait comme une machine à vapeur.
J'avais une peine infinie à maintenir l'ordre et la discipline sur le schooner; mon équipage était composé en grande partie d'hommes bannis de l'Ouest ou de ceux qui avaient perdu leur casque dans l'Est. Ces hommes rebelles aux lois, au caractère indomptable, ne connaissaient ni les liens de parenté ni les liens d'affection, et plus d'une fois mon pouvoir sur eux s'est trouvé dans un danger imminent. Cependant j'avais pour réels protecteurs de vieux marins attachés à de Ruyter, quelques braves Européens et les fidèles Arabes de Zéla. La petite fille malaise que j'avais achetée à sa tendre mère me servait de sauvegarde, en m'avertissant journellement de ce qui se passait sur le pont. Outre cela, j'avais encore le bras du premier contre-maître, qui était lié à de Ruyter par l'intérêt, la seule certitude de fidélité que puisse avoir un homme sur un autre. – Mais la partie la plus difficile à gouverner était une bande de Français, dont le caractère était si violent et si irascible, que, pour la moindre parole, ils s'armaient de longs couteaux en menaçant de tout tuer. Le chef de cette bande eut un jour une discussion avec le contre-maître américain, qui était un homme paisible et fort timide. Je me trouvais sur le pont et j'entendis la dispute. Irrité depuis longtemps de la conduite de cet homme, je bondis vers lui; mon approche ne l'émut même pas, car ses yeux hautains supportèrent effrontément mon regard, et il ne baissa pas l'arme qu'il tenait dans ses mains.
– Saisissez le scélérat! m'écriai-je d'un ton furieux.
À cet ordre, le Français rougit de colère et appela ses compatriotes.
Je n'attendis pas l'arrivée des mutins; je saisis d'une main ferme le rebelle, et j'enfonçai dans son cœur mon poignard malais.
– Allez à vos devoirs, dis-je d'une voix calme et froide aux Français accourus sur le pont, allez, et sans mot dire. Votre chef est mort, et je punirai ainsi tous ceux qui auront l'audace de me désobéir.
Les Français obéirent en grondant; mais, depuis ce coup de maître, ma domination fut entière, absolue, et je n'eus qu'à me féliciter de mon énergique détermination; car, malgré ma colère, je n'avais point été poussé au meurtre par la violence, je n'avais que saisi un instant propice à l'exécution d'un projet depuis longtemps médité.
XCVIII
Nous parcourûmes le long de la côte de l'est afin de découvrir une baie où, d'après ma carte maritime, se trouvait un ancrage; là, je devais prendre de nouvelles provisions et de l'eau, et continuer tranquillement ma course. Nous marchions aussi près que possible du rivage, afin de profiter des vents de la terre; mais ils étaient si faibles, que pendant plusieurs jours nous fûmes forcés de rester stationnaires. Les eaux de la mer semblaient pétrifiées, tant elles étaient unies et calmes; de plus, la chaleur était si étouffante, que les Raipoots, qui adorent le soleil, se débattaient sur le pont pour conquérir un pied carré de l'ombre de la banne. Le seul rafraîchissement qui eût la puissance de calmer un peu mes douleurs de corps et de tête était un bain pris d'heure en heure; malgré ce soin, mes lèvres et ma peau étaient aussi gercées que l'écorce d'un prunier. Il n'y a point de vaisseau qui soit si mal adapté pour un climat chaud qu'un schooner; il lui faut beaucoup d'hommes pour la manœuvre, et, pour le contenir, il a beaucoup moins de place que tout autre bâtiment.
Comme les calmes de la vie, les calmes de la mer sont passagers et rares; il faut toujours qu'une brise, qu'une rafale ou une tempête suive son repos. Bientôt, aussi tendres que la voix d'un amoureux, les vents vinrent caresser les vagues endormies, et nous passâmes doucement le long du rivage pour gagner notre ancrage près de Balamhua, en dedans de l'île d'Abaran. Là, nous trouvâmes une rive sablonneuse, une petite rivière et un bois si largement fourni, qu'on eût pu croire que les arbres verdoyants étaient amoureux de l'écume des eaux. Un petit village javanais se trouvait à l'embouchure de la rivière, et, en échange d'une petite quantité d'eau-de-vie et de poudre, le chef de ce village nous donna la permission de prendre sur l'île toutes les choses dont nous aurions besoin. Nous débarquâmes nos tonneaux d'eau vides, et mes hommes s'occupèrent, sous la direction du charpentier, à abattre les plus beaux arbres.
Les calmes, l'excessive chaleur et le manque d'air avaient contribué à propager la fièvre et la dyssenterie dans mon équipage, et pour remède j'avais ordonné l'éther, l'opium et de bon vin pour les convalescents. Désespéré de mon ignorance, je regrettais vivement de n'avoir apporté aucune attention aux discours médicaux de Van Scolpvelt, je regrettais encore d'avoir si bien négligé mes études. En dépit de cette ignorance, je continuais mon rôle de docteur, et cependant je n'avais, pour en dissimuler les fautes, ni perruque doctorale, ni canne à pomme d'or, et je droguais les malades avec aussi peu de contrition que les membres du collége royal des médecins.
En faisant mes préparatifs de départ, j'appris qu'une dispute avait eu lieu entre quelques-uns de mes hommes et les Javanais. Deux natifs avaient été blessés par un coup de fusil, et ces emportements meurtriers étaient fréquents, parce que les matelots ne voulaient pas comprendre que sur terre ils étaient sujets à des lois d'ordre et de discipline.
– Sur le vaisseau, disaient-ils, nous sommes liés par des devoirs, nous appartenons à la mer; mais, en revanche, il faut que sur terre nous fassions notre volonté. Quand nous avons de l'argent, nous sommes assez justes