Les chasseurs de chevelures. Reid Mayne
habituer a cette vie-la, Gode! dis-je un jour a mon compagnon.
– Ah! monsieur! jamais, jamais nous ne pourrons nous y habituer! Ah! c'est assommant plus assommant qu'une assemblee de quakers…
– Je suis decide a ne pas la mener plus longtemps.
– Mais qu'est-ce que monsieur pretend faire? Quel moyen, capitaine?
– Je quitte cette maudite ville, et cela pas plus tard que demain.
– Mais monsieur est-il assez fort pour monter a cheval?
– J'en veux courir le risque, Gode. Si les forces me manquent, il y a d'autres villes le long de la riviere ou nous pourrions nous arreter. Ou que ce soit, nous serons mieux qu'ici.
– C'est vrai, capitaine; il y a de beaux villages le long de la riviere: Albuquerque, Tome. Il n'en manque pas, et, Dieu merci, nous y serons mieux qu'ici. Santa-Fe est un repaire d'affreux gredins. C'est fameux de nous en aller, monsieur, fameux.
– Fameux ou non, Gode, je m'en vais. Ainsi, preparez tout cette nuit, meme, car je veux quitter la ville avant le lever du soleil.
-Dieu merci, ce sera avec un grand plaisir que je preparerai tout.
Et le Canadien sortit en courant de la chambre, se frottant les mains de joie.
J'avais pris la resolution de quitter Santa-Fe a tout prix; je voulais, si mes forces a moitie retablies me le permettaient, suivre, et meme, s'il etait possible, rattraper la caravane. Je savais qu'elle ne pouvait faire que de courtes etapes a travers les routes sablonneuses du Del-Norte. Si je ne pouvais parvenir a rejoindre mes amis, je m'arreterais a Albuquerque ou a El-Paso, l'un ou l'autre de ces points devant m'offrir une residence au moins aussi agreable que celle que je quittais.
Mon chirurgien fit tous ses efforts pour me dissuader de partir. Il me representa que j'etais encore en tres-mauvais etat, que ma blessure etait loin d'etre cicatrisee. Il me fit un tableau tres-eloquent des dangers de la fievre, de la gangrene, de l'hemorragie. Voyant que j'etais resolu, il mit fin a ses remontrances, et me presenta sa note. Elle montait a la modeste somme de cent dollars! C'etait une veritable extorsion. Mais que pouvais-je faire? Je criai, je tempetai. Le Mexicain me menaca de la justice du gouverneur. Gode jura en francais, en espagnol, en anglais et en indien; tout cela fut inutile. Je vis qu'il fallait payer et je payai, quoique avec mauvaise grace.
La sangsue disparut, et le maitre d'hotel lui succeda. Celui-ci, comme le premier, me supplia avec instances de ne pas partir. Il me donna quantite d'excellentes raisons pour me faire changer d'avis.
– Ne partez pas! sur votre vie, senor, ne partez pas!
– Et pourquoi, mon bon Jose? demandai-je.
– Oh! senor, los lndios bravos! los Navajoes! caramba!
– Mais je ne vais pas du cote des Indiens. Je descends la riviere; je traverse les villes du Nouveau-Mexique.
– Ah! senor, les villes! vous n'avez pas de seguridad. Non! Non! Nulle part on n'est a l'abri du Navajo. Nous avons des novedades (des nouvelles toutes fraiches). Polvidera! Pobre Polvidera! elle a ete attaquee dimanche dernier. Dimanche, senor, pendant que tout le monde etait a la messe. Et puis, senor, les brigands ont entoure l'eglise; et… oh! caramba! ils ont traine dehors tous ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Puis, senor, ils ont tue les hommes, et pour les femmes… Dios de mi alma!
– Eh bien, et les femmes?
– Oh! senor, toutes parties, emmenees aux montagnes par les sauvages. Pobres mugeres!
– C'est une lamentable histoire, en verite! mais les Indiens, a ce que j'ai entendu dire, ne font de pareils coups qu'a de longs intervalles. J'ai la chance de ne pas les rencontrer maintenant. En tout cas, Jose, j'ai resolu d'en courir le risque.
– Mais, senor, continua Jose abaissant sa voix au diapason de la confidence, il y d'autres voleurs, outre les Indiens; il y en a de blancs, muchos, muchissimos! Ah! je vous le dis, mi amo, des voleurs blancs; blancos, blancos y muy feos (et bien dangereux) carrai!
Et Jose serra les poings comme s'il se fut debattu contre un ennemi imaginaire. Tous ses efforts pour eveiller mes craintes furent inutiles. Je repondis en montrant mes revolvers, mon rifle et la ceinture bien garnie de mon domestique Gode. Quand le bonhomme mexicain vit que j'etais determine a le priver du seul hote qu'il eut dans sa maison, il se retira d'un air maussade et revint un instant apres avec sa note. Comme celle du medecin, elle etait hors de toute proportion raisonnable, mais encore une fois je n'y pouvais rien, et je payai. Le lendemain, au petit jour, j'etais en selle, suivi de Gode et d'une couple de mules pesamment chargees; je quittais la ville maudite et suivais la route du Rio-Abajo.
IX
LE DEL-NORTE
Pendant plusieurs jours nous cotoyames le Del-Norte en le descendant. Nous traversames beaucoup de villages, la plupart semblables a Santa-Fe. Nous eumes a franchir des zequias, des canaux d'irrigation, et a suivre les bordures de champs nombreux, etalant le vert clair des plantations de mais. Nous vimes des vignes et de grandes fermes (haciendas). Celles-ci paraissaient de plus en plus riches a mesure que nous nous avancions au sud de la province, vers le Rio-Abajo. Au loin, a l'est et a l'ouest, nous decouvrions de noires montagnes dont le profil ondule s'elevait vers le ciel. C'etait la double rangee des montagnes Rocheuses. De longs contre-forts se dirigeaient, de distance en distance, vers la riviere, et, en certains endroits, semblaient clore la vallee, ajoutant un charme de plus au magnifique paysage qui se deroulait devant nous a mesure que nous avancions.
Nous vimes des costumes pittoresques dans les villages et sur la route; les hommes portaient le serape a carreaux ou la couverture rayee des Navajoes; le sombrero conique a larges bords; les calzoneros de velours, avec des rangees de brillantes aiguillettes attachees a la veste par l'elegante ceinture. Nous vimes des mangas et des tilmas, et des hommes chausses de sandales comme dans les pays orientaux. Chez les femmes, nous pumes admirer le gracieux rebozo, la courte nagua et la chemisette brodee. Nous vimes encore tous les lourds et grossiers instruments de l'agriculture: la charrette grincante avec ses roues pleines; la charrue primitive avec sa fourche a trois branches, a peine ecorchant le sol; les boeufs sous le joug, actives par l'aiguillon, les houes recourbees entre les mains des cerfs-peons. Tout cela, curieux et nouveau pour nous, indiquait un pays ou les connaissances agricoles n'en etaient qu'aux premiers rudiments.
En route, nous rencontrames de nombreux atajos conduits par leurs arrieros. Les mules etaient petites, a poil ras, a jambes greles et retives. Les arrieros avaient pour montures des mustangs aux jarrets nerveux. Les selles a hauts pommeaux et a hautes dossieres, les brides en corde de crin; les figures basanees et les barbes taillees en pointe des cavaliers; les enormes eperons sonnant a chaque pas; les exclamations: Hola! mula! Malraya! vaya! nous remarquames toutes ces choses, qui etaient pour nous autant d'indices du caractere hispano-americain des populations que nous traversions. Dans toute autre circonstance, j'eusse ete vivement interesse. Mais alors tout passait devant moi comme un panorama ou comme les scenes fugitives d'un reve prolonge. C'est avec ce caractere que les impressions de ce voyage sont restees dans ma memoire. Je commencais a etre sous l'influence du delire et de la fievre. Ce n'etait qu'un commencement; neanmoins, cette disposition suffisait pour denaturer l'image des objets qui m'environnaient et leur donner un aspect etrange et fatigant. Ma blessure me faisait souffrir de nouveau; l'ardeur du soleil, la poussiere, la soif, et, par-dessus tout, le miserable gite que je trouvais dans les posadas du Nouveau-Mexique m'occasionnaient des souffrances excessives.
Le cinquieme jour, apres notre depart de Santa-Fe, nous entrames dans le sale petit pueblo de Parida. J'avais l'intention d'y passer la nuit, mais j'y trouvai si peu de chances de m'etablir un peu confortablement, que je me decidai a pousser jusqu'a Socorro. C'etait le dernier point habite du Nouveau-Mexique, et nous approchions du terrible desert: la Jornada del muerte (l'etape de la mort). Gode ne connaissait pas le pays, et a Parida je m'etais pourvu d'un guide qui nous etait indispensable. Cet homme avait offert ses services, et comme j'avais appris qu'il ne nous serait pas si facile d'en trouver un autre a Socorro,