Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
lueur des flambeaux que portent les brigands, ils apperçoivent ces scélérats, armés de pied en cap, traînant avec eux des canons, des machines, des matières combustibles, tout l'attirail formidable des combats. Aux armes! s'écrie à son tour l'intrépide Victor; en se précipitant dans les cours intérieures du château où sa petite troupe est postée; et sur-le-champ, ce cri de deuil, aux armes! frappe de tous côtés les voûtes du manoir, naguère si tranquille, du vénérable baron de Fritzierne. Tandis que la trompette sonne l'alarme dans les cours, le son lugubre du beffroi se fait entendre dans la tourelle la plus élevée du château.
Cependant la troupe de Roger s'est avancée dans la plaine; elle est sous les murs des tours, presqu'au bord du large fossé, et forme un demi-cercle au milieu duquel on voit s'élever, comme le chêne au milieu des jeunes ormeaux, le superbe Roger, reconnaissable par l'aigrette blanche qui orne la toque couleur de feu dont son front est ombragé: un large cimeterre brille dans sa main, et sa ceinture est hérissée de pistolets. Il est entouré de l'élite de ses soldats; et ses ordres, comme l'éclair qui semble parcourir la moitié du firmament, volent en un moment de l'aile gauche à l'aile droite de son armée. Elle est formidable, son armée: plus de mille hommes la composent. Ici, à la tête d'une brigade, distinguée par un soleil d'or qui orne sa bannière, on remarque l'effroyable Dragowitz: ce scélérat, dont la taille est gigantesque, qui, à l'approche d'une action, roule ses yeux comme un lion qui déchire sa pâture sanglante, ce monstre couvert de forfaits porte, pour toute arme, une énorme branche d'arbre, qui, dans ses mains, et pour le malheureux passant qu'il attaque, est vraiment la massue d'Hercule. Là, vous remarquez l'astucieux Fritzini, dont le corps maigre et la figure blême n'annoncent pas la force; mais examinez ses yeux louches et faux; entendez le son rauque de sa voix; suivez ses gestes, ses moindres mouvemens, ils vous diront que c'est l'homme le plus adroit pour les trahisons, le plus perfide pour les traités; c'est l'Ulysse de la troupe dans le conseil; c'est le Thersite de l'armée dans les combats. Plus loin sont, à la tête de leurs colonnes, les plus vils brigands de la terre, Sermoneck, Alinditz, Morneck, Flibusket, Bernert; et à leur suite, tous ceux qui se distinguent particulièrement dans l'attaque des voitures publiques, des courriers, et même des brigades qui courent les forêts pour la sûreté publique. Tous ces scélérats, que nous aurons occasion de retrouver par la suite, sont bouillans d'impatience et de pillage; ils toisent déjà des yeux le superbe château de Fritzierne, et le regardent comme leur future propriété: chacun brûle de tenir sa part des richesses qu'il renferme; chacun se dispose à combattre avec la plus grande intrépidité.
Quoi qu'il en soit, leur chef Roger ne sait point se précipiter, sans ordre et sans tactique, sur sa proie, comme une troupe d'écoliers tombe sur un cerisier qu'elle dépouille. Roger aime les batailles rangées, les attaques en règle; il a d'ailleurs affaire à un adversaire dont il connaît les talens dans l'art militaire; il veut lui prouver qu'il en possède aussi: il est fier, Roger, et veut se donner, aux yeux du baron de Fritzierne, la réputation d'un grand guerrier. En conséquence, et pour mettre des formes à l'action qu'il brûle d'engager, un de ses hérauts sonne trois fois du cor: on lui répond de l'intérieur du château. Roger croit qu'il va voir s'abaisser le pont-levis; il se trompe; on le méprise trop pour parlementer avec lui, pour le traiter comme un ennemi ordinaire; son héraut sonne encore du cor, on ne lui répond plus. L'indignation fait rougir de honte son front audacieux: il fait recommencer; pour le coup, une voix très-forte lui crie à travers un des créneaux de la première tour: On n'a rien de commun à démêler ici avec un brigand tel que toi; fuis, si tu crains la mort. – Moi, fuir! s'écrie Roger en se retournant vers sa troupe. Amis, secondez ma fureur, chargez…
À l'instant deux pièces de canon sont dirigées sur le pont-levis, dont une des chaînes est sur-le-champ rompue; mais un feu roulant part aussi-tôt des créneaux et du sommet des tours du château; la troupe de Roger en est ébranlée: elle se rallie. L'aile droite dirige toujours ses attaques sur le pont-levis, qu'elle voudrait briser; tandis que l'aile gauche roule des terres, des pierres et des pièces de bois, pour remplir le fossé et tenter l'assaut… Le feu des assiégés redouble, et fait mordre la poussière à plusieurs des brigands. Le château ne paraît plus qu'un vaste incendie, tant les batteries, placées avec adresse, sont bien dirigées… Victor est par-tout, par-tout il commande; il ranime sa petite troupe, dont le courage croît à mesure que l'action s'engage. Valentin fait aussi des merveilles; c'est lui qui dirige les canonniers. Tout s'ordonne, tout se fait sans bruit, sans confusion, tandis que le plus grand désordre règne parmi les brigands, qui poussent des cris de rage. Victor ne peut s'empêcher de frémir en voyant ces barbares relever les corps de leurs camarades morts à leurs côtés, et les précipiter dans le fossé pour le combler plus vîte, et arriver jusqu'au château en foulant aux pieds les cadavres de leurs amis…
La nuit la plus obscure couvre ce combat sanglant, éclairé seulement par les torches que portent une partie des brigands, et par la lueur rapide et pâle de la mousquetterie. Elle s'avance, cette nuit terrible, et la victoire paraît couronner les efforts des assiégés. Roger a déjà perdu un grand nombre des siens; il prend une résolution subite: l'ordre en est donné, et sur-le-champ il est exécuté. Les colonnes commandées par Dragowitz et Sermoneck se jettent à la nage dans le fossé, et soutenues par les poutres qui flottent sur l'eau bourbeuse, elles cherchent à briser le pont-levis à coups de hache, tandis que trois autres colonnes, commandées par Alinditz, Morneck et Roger lui-même, attaquent le côté du château qui donne de plain-pied sur la campagne, et où se trouve la petite porte par laquelle Victor et Valentin ont été secourir madame Wolf, au commencement de cette histoire. Le pont-levis résiste aux efforts de Dragowitz et de sa cohorte; une grêle de pierres tombe du haut du château sur ces misérables; ils sont noyés ou blessés pour la plupart, et, forcés d'abandonner leur entreprise; Sermoneck et les siens vont rejoindre Roger, dont les succès paraissent plus certains. En effet, la petite porte est enfoncée; Roger plein d'espoir et d'audace, se précipite dans l'intérieur du château; il est bientôt suivi d'une partie de ses troupes, et les assiégés, vainqueurs jusques-là, sont perdus, perdus sans ressource, si le courage et la prudence les abandonnent…
Étourdi par le grand nombre de précautions que Victor avait dû prendre avant l'action, il n'avait pas pensé à cette petite porte, qui était le côté le plus faible du château: il eût fallu la faire murer: Victor l'avait oublié; il ignorait même dans ce moment qu'elle était enfoncée, et ne songeait qu'à foudroyer le reste des malheureux qui s'étaient jetés à la nage pour briser le pont-levis… Pauvre Victor! la foudre est sur sa tête, et tu ne l'entends pas gronder!.. Il était donc encore sur la tour du midi, l'intrépide Victor, occupé à donner des ordres, lorsqu'il entend crier à ses côtés: Les voilà, les voilà! ils nous poursuivent!..
Victor ne comprend rien à ces cris; mais il voit ses gens courir, se culbuter, se précipiter les uns sur les autres. Qu'y a-t-il donc? parlez? – Ils sont là, là, dans le château; ils montent, sauvons-nous…
Un trait de lumière vient frapper Victor, il se rappelle sa négligence et frémit; mais il ne se décourage point. Mon père, dit-il au baron qui combat à ses côtés, mon père, ralliez vos gens, et qu'ils me suivent…
Le baron ranime une partie des fuyards: tous jurent de mourir plutôt que d'abandonner leur jeune commandant; et Victor, suivi de Valentin et d'une vingtaine de gens d'élite, descend précipitamment; il entend bientôt les hurlemens de joie des brigands, qui, bien qu'ils n'occupassent encore qu'une seule tour, se croyaient déjà en possession du château. Cette tour renfermait justement une quantité considérable de matières combustibles, que Victor y avait amoncelées d'avance, dans l'intention de brûler les richesses du baron, plutôt que de les céder lâchement à Roger, en cas que la victoire se décidât en faveur de ce dernier. Victor fait précipiter de la paille, des monceaux de lambris et des bois enduits de résine, dans les escaliers que les brigands montent déjà précipitamment. Le feu est mis par-tout à ces matières inflammables; une quantité considérable de soufre est allumée; et, pendant que les assiégeans étourdis de cet incendie inattendu, délibèrent, glacés d'effroi, sur le parti qu'ils ont à prendre, toutes les portes de fer, qui peuvent communiquer de la tour à l'intérieur du château, sont fermées sur eux. Tranquille sur ce point, et bien persuadé que le feu qu'il vient d'allumer ne peut percer les voûtes de la tour, ni s'étendre dans