Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
pas me taxer de faiblesse, s'il se rappelle que pendant trois nuits j'avais couru les aventures les plus extraordinaires, des aventures que mille autres, à ma place, auraient abandonnées dès la première.
»Je pris donc le parti de retourner seul à la forêt, et j'y fus à mon heure accoutumée, je le répète, sans le petit Victor, que j'avais confié à sa fidelle nourrice; mais il était écrit que mon projet serait renversé cette nuit-là, et que la fortune, cruelle me préparait un événement terrible autant qu'inattendu. Prêtez-moi toute votre attention.
»La nuit la plus sombre couvrait la nature; le ciel n'était éclairé que par des milliers d'étoiles, qui, par leur scintillation, ne donnaient pas assez de clarté pour distinguer les objets, mais en jetaient cependant assez encore pour me faire reconnaître la route tortueuse qui devait me conduire à mon souterrain… Je marchais absorbé dans mes réflexions, et méditant dans mon esprit les moyens qu'il me fallait prendre pour m'insinuer dans la confiance de la mère inconnue… Déjà j'en avais trouvé un que je croyais excellent, lorsqu'un coup de sifflet, parti à mes côtés, me réveille de ma méditation, et me rappelle à la prudence, au courage. Je m'élance contre un arbre, et je me jette sur mes armes; mais soin inutile!.. Une corde, que je n'avais pas remarquée à mes pieds, se dresse soudain; je me sens garrotter les jambes, l'estomac et les bras, après l'arbre que j'avais embrassé comme un abri. Tout cela se fait sans que j'aie le temps de me défendre, et par des gens que je ne puis voir, car j'ai le dos tourné contre l'arbre, et l'arbre me sépare de mes bourreaux, qui, dans le moment, s'élancent sur mon sabre, sur mes pistolets, et me désarment avec une agilité qui prouve leur long exercice dans ce genre de travail.
»Vous dépeindre ma situation est une chose impossible. Je vous dirai seulement que ma première idée fut que j'étais trahi par les inconnus à qui appartenait l'enfant, ou surpris par leurs ennemis. La suite me prouva que mon malheur ne provenait d'aucune de ces deux causes. Heureusement que je ne l'avais pas avec moi, cet aimable enfant, heureusement… (Ô bonheur inoui! s'écrie ici madame Wolf, avec un accent plus fort que celui qui naît du simple intérêt qu'excite un récit… M. de Fritzierne, étonné de nouveau de cette exclamation, fixe un moment l'étonnante madame Wolf, et continue) Heureusement que ce pauvre enfant n'était pas dans mes bras, car je l'en aurais vu tomber, et peut-être se briser la tête à mes pieds…
Après que les brigands m'eurent ainsi garrotté, l'un d'eux m'adressa la parole, et nous eûmes ensemble la singulière conversation que je vais vous rapporter: Qui es-tu, me dit-il? – Qui es-tu toi-même, répondis-je? – Tu le sauras; mais réponds, ou tu es mort. Qui es-tu? – Militaire. – Comment t'appelles-tu? – Mon nom est un secret pour les scélérats de ton espèce. – Imprudent!.. que faisais-tu à cette heure dans cette forêt? – J'y cherchais ma route… – Un moment, reprend un autre brigand, je connais cette voix; je me trompe fort, ou c'est celle du fameux baron de Fritzierne. – Je le suis, répondis-je. – Tu es Fritzierne, je te reconnais, j'ai servi sous toi: je suis déserteur d'un de tes régimens. – Lâche!.. – C'est toi qui, dans la dernière guerre, as trouvé le secret de simplifier le travail des mines, et de faire sauter une plus grande étendue de terrain avec moins de bras et moins de poudre. – Eh bien! que me veux tu? – Camarades, c'est un des plus grands savans de l'Europe. Il faut le ménager et le conduire à notre capitaine. Quelle bonne prise!.. Comme Roger, qui aime l'art de la guerre, va s'instruire avec un homme comme ça! – Quel est ce Roger? (Madame Wolf frémit.) – Un grand homme, que tu aimeras, car tu deviendras son ami, si tu veux lui prouver de la confiance et de la franchise. – Un brigand qui vous commande aurait ma confiance! Jamais, jamais… – Nous pardonnons aux injures d'un homme dont le nom nous commande le respect. Notre capitaine nous a cent fois raconté tes exploits; il t'estime; et si nous t'estimons à son exemple, c'est te prouver assez que nous ne sommes pas des brigands. – Avez vous bientôt décidé de mon sort? – Ton sort? il est entre les mains de notre capitaine: c'est à lui que nous allons te présenter: seul il est maître de tes jours, de ta liberté. Viens avec nous, Fritzierne; nous te promettons d'avoir pour toi les plus grands égards.
»Ces égards, que ces messieurs me promirent, furent de me garrotter fortement les bras, de me faire descendre un long bâton entre les jambes, pour m'empêcher de courir, et de m'entraîner au milieu d'eux, après m'avoir détaché de l'arbre où ils m'avaient lié d'abord.
»Je marchais en silence, absorbé sous le poids du malheur qui m'accablait, formant mille réflexions plus douloureuses les unes que les autres, et ne m'arrêtant qu'à celle de l'abandon où le destin condamnait mon petit Victor, s'il me fallait rencontrer la mort parmi les monstres dont j'étais l'esclave. Ma vie, je ne la regrettais pas; mais mon fils adoptif, mon cher fils!..
»Après une heure de marche, nous entrâmes dans une espèce de chaumière, dont la porte se referma sur nous. Elle conduisait à un souterrain dans lequel mes bourreaux s'enfoncèrent. Trois d'entre eux m'attachèrent à une forte chaîne qui était scellée dans le roc. Ils me laissèrent un flambeau, qui brûlait à quelque distance; puis ils me dirent en riant: Bonne nuit, baron de Fritzierne; demain matin, tu verras Roger notre chef, notre père et notre ami.
«Bonne nuit!.. Les monstres!.. Ils partent, et bientôt je ne vois plus autour de moi qu'une affreuse solitude, des fers, toute l'horreur, de la plus dure captivité!..».
Ve NUIT DE LA FORÊT
«Vous n'exigerez pas de moi, mes amis, que je vous détaille les cruelles réflexions qui m'assiégèrent, ni que je vous fasse un tableau déchirant de la douleur à laquelle je fus en proie pendant toute cette nuit, plus affreuse, plus longue que celle qui couvrait la forêt; car le jour ne pénétrait pas dans mon cachot, et quand on vint m'en tirer, je crus voir l'aurore naître, tandis que le soleil avait déjà parcouru près de la moitié de sa carrière… Il était onze heures à-peu-près. J'étais accablé par la fatigue et le désespoir, lorsque je crus entendre les pas de plusieurs hommes. Je ne me trompais pas. Je prêtai l'oreille, et bientôt j'apperçus huit à dix brigands, chargés de flambeaux, qui venaient vers moi. L'un d'entre eux, qui paraissait supérieur aux autres par sa taille, la richesse de ses vêtemens et la fierté de son maintien, s'écria: Eh quoi! vous avez laissé M. le baron de Fritzierne dans ce caveau, chargé de fers comme un vil criminel! Qui sont ceux qui ont commis cette faute?.. – (Un brigand répond:) C'est Morgan qui l'a ordonné. – Eh bien! reprend le chef, je condamne Morgan aux arrêts pendant huit jours. (Il s'approche de moi:) Baron de Fritzierne, tu vois que ce n'est point par mon ordre qu'on t'a fait éprouver un traitement indigne de toi et de moi… Qu'on détache ses fers. (On me rend ma liberté; Roger continue:) Baron de Fritzierne, me connais-tu? – Non. – Tu ne me connais pas? tu n'as jamais entendu parler de Roger, chef des indépendans? – J'ai entendu parler de Roger, chef d'une troupe de brigands. – (Roger sourit avec amertume.) Baron de Fritzierne, épargne-moi les injures. Je suis digne de ton estime, et je veux la mériter. – Tu le peux, en me rendant la liberté. – Tu n'es point mon prisonnier; tu seras aussi libre ici que dans le sein de ta famille; mais je te prie d'y passer quelques jours, de m'aider de tes conseils, et de me donner ton amitié. – Mes conseils, mon amitié, à toi! – Écoute, baron, dépose ta fierté; elle est déplacée avec moi, et dans cette occasion. Reste ici quelque temps; c'est une prière que j'adresse à l'homme que j'estime: mais s'il me refuse, s'il me hait, tu sais que je puis le traiter en ennemi.
»Roger, à ces mots, me lance un regard furieux, se calme un peu, me prend la main, et m'engage, du ton le plus affectueux, à le suivre dans sa caverne… Que pouvais-je faire, le braver? J'étais seul, sans armes, en sa puissance: c'eût été le comble de l'imprudence. Je me déterminai à me contraindre, à le suivre, à attendre enfin le sort que le ciel me réservait.
»Il me conduisit dans une espèce de souterrain, à-peu-près pareil à ceux que j'avais déjà parcourus depuis quatre nuits; mais celui-ci était orné de meubles précieux, de sabres, de pistolets, et d'une quantité considérable de caisses, qui paraissaient contenir des effets. Là, Roger me fit servir des rafraîchissemens, et me quitta en me disant qu'il reviendrait passer la soirée avec moi. Deux de ses gens furent mis en sentinelle à ma porte, avec ordre de me traiter avec tous les égards possibles, mais