Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
jugez de ma surprise et de mon embarras. Quel était ce malheureux enfant qu'on abandonnait ainsi dans une forêt, à la merci d'un inconnu? Quels malheurs entouraient son berceau? On ne me parlait que de sa mère. Son père l'avait-il proscrit? Ce père inhumain était-il la cause de tant de précautions… Je vous l'avouerai, mes amis, toutes les loix qu'on me prescrivait me firent balancer un moment sur le parti que j'avais à prendre. Je craignais de trop m'exposer en souscrivant aux desirs de ceux qui m'écrivaient. Ce mystère étonnant, ce rendez-vous donné, au milieu de la nuit, dans une forêt infestée de brigands, tout me fit réfléchir quelques momens: mais bientôt mon indécision s'évanouit devant le serment que j'avais prononcé, et que je me rappelai. Il était sacré; il devait appaiser mes remords, calmer la colère des deux victimes à qui je l'avais fait. Cet enfant qu'on m'offrait devait remplacer celui de Cécile. J'avais juré d'adopter le premier qu'on me présenterait, quelque peine que j'en dusse éprouver, dans l'instant ou par la suite. Je ne songeais plus qu'à tenir mon serment. Courons cette aventure, me dis-je, j'en aurai la force; oui, j'aurai tous les sentimens qu'on exige de moi. Donnons un frère à ma fille, à Clémence, et servons l'humanité après l'avoir outragée en répandant le sang d'un homme plus à plaindre que coupable.
»Me voilà décidé à surmonter tous les événemens, à braver tous les dangers. Je relis les tablettes mystérieuses, et, me servant du même crayon qu'on y a fixé, j'écris au bas cette réponse:
«Je suis veuf, père d'une fille en bas âge. Mes biens sont considérables. Mon château est voisin de cette forêt. Personne ne peut m'empêcher de servir les infortunés, et je suis honnête homme. C'est dire assez que j'accepte les propositions qu'on me fait. Demain, à minuit, on peut me livrer l'enfant sans crainte; il trouvera chez moi, éducation, protection, toute la tendresse d'un père».
»Je ne jugeai pas à propos de me faire connaître davantage, ni de signer cet écrit: la prudence exigeait cette précaution. Je remis les tablettes à la place indiquée, et je revins chez moi me reposer un peu des agitations dans lesquelles j'avais été plongé pendant cette nuit entière passée dans la forêt».
IIe NUIT DE LA FORÊT
«Vous vous doutez bien, mes amis, que pendant toute la journée je fis une foule de réflexions, qui toutes aboutirent à me confirmer dans le projet d'adopter l'enfant qu'une mère me confiait. Dans tous les temps, j'avais eu du goût pour les aventures extraordinaires. Celle-ci exigeait du courage, de la patience, c'était assez pour qu'elle me plût; j'étais d'ailleurs accablé de chagrins. En adoptant l'orphelin, je soulageais ma conscience, et je me donnais une consolation, un délassement au moins pour le moment. Les soins que je devais donner à mon fils adoptif pouvaient me distraire de ma noire mélancolie. Je verrai, me disais-je, en lui le fils de Cécile, et je croirai Cécile vengée.
»Après m'être bien affermi dans l'entreprise que je formais, j'attendis le soir avec une espèce d'impatience. Elle arriva enfin cette soirée, qui devait m'enchaîner pour long-temps à l'enfance; au malheur! Je sortis de chez moi à mon heure ordinaire, vers onze heures; mais pour cette fois, je m'armai; je pris une paire de pistolets à ma ceinture, et mon sabre sous le bras. Cette précaution était nécessaire; on pouvait m'entraîner dans un piége; les brigands de la forêt pouvaient m'attaquer; je pouvais enfin trouver l'occasion d'opposer de la résistance, soit en protégeant la mère et l'enfant, soit en me défendant moi-même. Je partis donc bien armé, et, après avoir marché pendant plus d'une heure dans les longs détours de la forêt, je retrouvai ma grotte chérie, celle qui m'avait préservé de l'orage, celle qui m'avait offert les moyens de faire une bonne action. Il faisait très-nuit; cependant il était impossible de distinguer les objets, et je n'avais point fait la réflexion qu'il me serait difficile de trouver l'enfant qu'on devait exposer dans la grotte. D'ailleurs si l'on avait écrit de nouveau sur les tablettes, pouvais-je en distinguer les caractères? Cette réflexion m'alarma, et je me repentis de n'avoir point apporté une lanterne sourde. J'étais arrivé à la grotte, dont la veille j'avais bien remarqué la situation; mais devais-je y entrer sans craindre de fouler aux pieds, d'écraser peut-être l'innocente créature qu'on y avait sans doute déposée! Tout mon sang se glaça à cette idée; et j'allais me disposer à attendre le jour à la porte de la grotte, lorsque je crus appercevoir de la clarté dans le fond de cette espèce de souterrain. Je ne me trompe point; c'est une lumière éloignée, mais qui peut guider mes pas. Je sens que j'ai besoin de toute ma fermeté, d'un peu de témérité même, et je m'avance, non sans éprouver une espèce de frémissement involontaire… Mes yeux sont attachés à la terre… Je crains de rencontrer sous mes pieds ce que mon cœur brûle de trouver… Mes pas sont lents… mes regards se fixent en vain de tous les côtés, je ne vois rien. À mesure que je m'enfonce dans cette grotte tortueuse, mes yeux distinguent plus aisément. J'apperçois enfin la lumière qui m'a guidé: c'est une torche… elle est enfoncée dans la terre… À côté d'elle sont les tablettes mystérieuses qui nous servent de fidèle interprète: je les ouvre précipitamment, et j'y lis ces mots nouvellement tracés.
«On est satisfait des éclaircissemens que vous avez donnés, et l'on s'en repose entièrement sur votre probité. Homme rare!.. prenez ce flambeau… suivez la grotte à droite… vous y trouverez l'enfant».
»Je suis l'avis qui m'est donné… Me voilà, un flambeau à la main, cherchant dans les détours obscurs d'un immense souterrain, non la fortune, non les trésors de la cupidité, mais l'enfance et le malheur… La tendre pitié guide mes pas chancelans… la douce humanité fait battre délicieusement mon cœur, et quelques larmes de sensibilité coulent de mes yeux attentifs…
»Tu partages ma situation, mon cher Victor; je te vois m'écouter, haletant d'inquiétude… Tu suis ma démarche incertaine, et tu soupires après le moment où je te rencontrerai, faible nouveau-né, couché sur la pierre, abandonné à la pitié, aux soins de la tendre humanité… C'était toi, mon Victor: je te trouvai enfin; tu me tendais tes petits bras; ta bouche semblait me sourire, et me demander un père, une mère, que la nature t'enlevait, peut-être pour ne jamais les revoir!.. Comme j'aime à me rappeler ce moment, ce doux moment où je t'apperçus pour la première fois!.. Le voilà! m'écriai-je involontairement, le voilà, ce cher enfant! Ô mon Dieu, conserve-lui l'existence, à moi la vie, la patience et la paix de l'ame!..
»Mes genoux fléchissent, mon cœur bat violemment, mes yeux se troublent, je me laisse tomber sur la terre, et je prends dans mes bras l'enfant, que je serre étroitement contre mon sein. Pauvre petit, pauvre petit! lui dis-je, qu'es-tu? qui sont les cruels qui te persécutent, qui forcent ta pauvre mère à t'éloigner, à t'abandonner? Oh! faut-il qu'à peine entré dans la carrière de la vie, ton berceau soit livré aux orages du malheur! Tes yeux sont ouverts, petit ami, et c'est pour fixer la pierre de ce souterrain, où l'on me confie le soin de tes jours!.. Tes premiers cris sont ceux de la douleur, tes premiers pas dans la vie t'ont plongé dans l'infortune. Mais non, non, tu n'es plus malheureux, tu ne le seras plus, au moins. Je t'emporte, je t'emporte avec moi; tu seras mon fils, tu seras le frère de Clémence, et peut-être, par la suite, seras-tu son époux… Comme cette idée sourit à mon cœur! Je vois déjà mes petits-enfans, ma postérité dans cet enfant; je vois l'appui de ma vieillesse, ma consolation, mon ami, tout mon bonheur à venir… Viens, viens, ne perdons pas de temps; arrachons ton enfance à l'abandon; créons en toi un homme, et un homme heureux…
»Tu pleures, Victor, tu pleures, Clémence, et vous aussi, madame Wolf!.. ce récit vous émeut tous les trois; et moi-même… Viens, mon Victor, viens essuyer les larmes que fait couler de mes yeux le souvenir touchant du moment de ton adoption… En voyant alors tes petites mains, je me doutais bien qu'un jour elles seraient mouillées des pleurs de ton vieux père, oui, de ton père, je le suis, je le fus dès cet instant, qui sera toujours gravé dans ma mémoire et… dans mon cœur!..».
(Ici Victor et le baron se serrèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre. Clémence porta sur ses lèvres la main de son père, et madame Wolf parut plongée dans un trouble violent, auquel ses trois amis n'eurent pas le temps de faire attention. Au bout d'un moment, M. de Fritzierne reprit sa narration en ces termes):
«L'enfant était richement habillé; je me doutais qu'il