Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
sans crainte d'être accusé de timidité, je ne pense pas moi, que Roger, ce chef prétendu si redoutable, commette l'inconséquence de nous attaquer dans un château-fort, pour ainsi dire inexpugnable. Je crains davantage ses ruses et ses hostilités sourdes: je crains, en un mot, la trahison, et envers vous et envers madame Wolf. Voilà je crois, les seules armes qu'il soit capable d'employer. Si nous faisons tant de préparatifs, il a des espions, soyez sûr qu'il a des espions, nous aurons l'air de le craindre, d'avoir peur de lui et de la troupe de bandits qu'il commande. – Tu crois que ses agens s'introduiraient jusqu'ici? – Je ne doute pas qu'il n'en soit déjà venu, ou que quelqu'un de vos gens vous trahisse. Comment aurait-il appris que madame Wolf est chez vous, que ce sont deux personnes attachées à vous qui ont secouru cette femme et son petit Hyacinthe? comment peut-il avoir découvert tout cela? – Ta remarque est juste. – Dans une maison comme la vôtre, aussi vaste, aussi habitée, il va et vient tant de monde, on saura que vous vous mettez en état de siége, il l'apprendra aussi-tôt que nous en aurons divulgué le projet; et, s'il ne prend pas les précautions pour doubler ses forces, pour se rendre plus redoutable, au moins sa vanité sera flattée de l'espèce de terreur, qu'il inspire; et il est humiliant d'être l'objet du mépris d'un pareil scélérat!..
Fritzierne admire le jugement et la délicatesse de son fils adoptif. Celui-ci continue: Je pense donc, mon père, pardon si j'ouvre un autre avis que le vôtre… – Parle, parle. – Je crois donc qu'il vaut mieux laisser tous nos amis à leurs travaux, les prévenir seulement de se tenir prêts au moindre avertissement, préparer nos armes chez nous en silence, affecter, en un mot, la plus grande sécurité. – Charmant jeune homme!.. Oui c'est cela, voilà le parti qu'il faut prendre. Moi, vois-tu, j'ai été militaire, je n'ai jamais suivi les cours des grands; j'ai passé ma vie dans les camps, dans les combats; je voyais déjà dans cette affaire-ci un siége ouvert, une attaque dans les règles. J'oubliais que mes adversaires ne sont point des ennemis ordinaires, qu'il n'y a point de champ d'honneur avec eux. Que veux-tu, mon projet était celui d'un homme qui aime encore le métier des armes, et qui est plein des règles de la saine tactique. Ton avis vaut mieux; oh! il vaut bien mieux que le mien, je l'adopte. Ainsi, fais, agis, dispose, prends tes précautions dès ce moment; moi, comme je te l'ai dit, je vais passer la journée à visiter mon arsenal, mes armes, mes munitions de guerre, à mettre tout en ordre, afin que tout se trouve sous votre main au moment de l'attaque, si elle a lieu. Mon ami, ce Roger que tu ne crains pas, a déjà pillé, incendié des châteaux presque aussi forts que le mien. C'est un diable! cet homme-là; s'il eut été vertueux, il était digne d'être général d'armée. Oh! il ne faut pas s'aveugler sur le péril, quand on veut être sûr de le surmonter. – Vous avez raison, mon père: aussi je ne veux pas faire à vos yeux preuve de témérité; mais d'une prudence et d'un courage raisonnés. – Bien, bien, mon fils: allons, va, je te donne carte blanche; mais sur-tout rassure nos dames, qu'elles ne s'effraient point, et qu'elles ne viennent pas mêler à nos efforts guerriers, leurs cris, leurs larmes, ou leur évanouissement; car les femmes sont comme cela, je les connais. – Ne craignez rien, mon père; l'asyle que je leur prescrirai sera sûr, inviolable; elles ne pourront ni trembler, ni nous troubler.
Victor quitte le vieillard pour aller donner des ordres, et commencer l'exécution de son projet. D'abord il va trouver séparément chacun des individus qui doivent composer sa petite garnison: tous lui jurent le secret et l'obéissance; il leur recommande aussi à tous de ne point quitter leurs travaux pendant la journée; mais de venir passer la nuit au château, et de se réunir au moindre signal. Il ne leur promet point de récompenses, mais des armes: c'est la seule promesse à laquelle ils soient sensibles. Cependant il ordonne à quelques-uns de se répandre, bien armés, dans la campagne, du côté de la Croix de Kingratz particulièrement, d'examiner tous les pas, toutes les démarches des gens de Roger. Comme les brigands n'en veulent qu'aux gens très-riches, très-bien vêtus, ces bons laboureurs ne craignent point d'être attaqués par eux. Ceux-ci partent pour leur mission, en promettant à Victor de l'avertir de temps en temps, s'ils découvrent quelque chose de nouveau; d'autres ont ordre de veiller, pendant le jour, à toutes les issues du château, d'examiner attentivement ceux qui entrent, ceux qui sortent, et d'arrêter indistinctement quiconque ferait même une question indiscrète. Victor, sûr que tous ses ordres seront suivis, revient trouver le baron dans son arsenal, et l'aide, avec Valentin et quelques domestiques affidés, à en retirer les canons, les mortiers, les boulets, les fusils, les pistolets, toutes les armes dont on peut avoir besoin. Le lecteur demandera sans doute si son bon Valentin est chargé de quelque ordre particulier? Il a une place superbe, Valentin, il est commandant en second. Quel honneur! comme il en est tout fier! au reste il a servi autrefois, Valentin; c'est un César pour la prudence, un Alexandre pour la valeur.
Voilà donc toutes les précautions prises, et cela par un jeune homme de dix-huit ans, élevé, non au milieu d'un camp, comme son père adoptif, mais dans un cabinet, au milieu des livres et des instrumens de physique, de mathématiques, &c. Qu'il est aimable, mon Victor! qu'il est intéressant! peu de héros, dont jusqu'aujourd'hui j'ai entrepris l'histoire, m'ont touché comme ce jeune orphelin; peu ont autant mérité mon estime. Lolotte et son frère Fanfan sont intéressans; mais ce sont des enfans1. Alexis est un jeune homme bien infortuné; mais aussi il est trop susceptible, trop misanthrope2. Petit Jacques et Georgette ont de la grace, de la naïveté; mais ce sont aussi des enfans privés d'éducation, d'instruction3. Mon Victor, au contraire, est bien élevé, plein de candeur, de délicatesse; il n'a pas un seul défaut; du moins, jusqu'à présent, je ne lui en ai découvert aucun; il est doux, modeste, sensible, généreux, plein de tendresse pour ceux à qui il doit tout; il chérit la vertu, et la croit supérieure à tout. Oh, mon Victor! comme il m'attendrit! comme il mérite d'être heureux! Hélas! le sera-t-il?.. le sera-t-il, ce pauvre Victor?..
La journée se passa ainsi en préparatifs secrets: tout se disposait dans l'intérieur du château pour une résistance opiniâtre, tandis qu'à l'extérieur on ne se doutait pas qu'on y fût plus occupé qu'à l'ordinaire. Clémence sûre du courage et des talens de son ami, voyait ces travaux sans crainte, y prêtait même la main avec une espèce de volupté, puisqu'elle aidait Victor; mais madame Wolf n'était pas aussi tranquille. Comme elle était la cause de tous ces embarras, elle se reprochait d'avoir troublé la tranquillité d'une famille trop généreuse; elle accusait sa destinée, dont l'influence maligne tourmentait, avec elle, tous ceux qui lui étaient chers, tous ceux qui s'intéressaient à son sort. Il fallait toute la fermeté, tous les témoignages d'amitié du baron, de Victor et de Clémence, pour l'empêcher de se livrer au plus sombre chagrin. Elle les fatiguait de ses regrets, de ses excuses, au point qu'on la pria très-sérieusement de ne plus se servir de semblables expressions; elle céda, mais elle n'en fut pas plus tranquille.
Vers le soir, les émissaires de Victor vinrent lui apprendre qu'on avait vu beaucoup de mouvement dans la forêt, qu'on y avait entendu rouler des pièces de canon, essayer des armes, et que les brigands, plus armés qu'à l'ordinaire, faisaient des apprêts de voyages, et paraissaient former quelque grand projet. Tant mieux, dit Victor; ils nous verront de près, et se repentiront d'une entreprise à laquelle le ciel a peut-être attaché leur châtiment.
Victor se garda bien de négliger cet avis salutaire; il était possible que les brigands tournassent leurs pas d'un autre côté; mais il se pouvait aussi que leur but fût de venir attaquer le château, ainsi que Roger en avait menacé Fritzierne. Nous passerons tous la nuit, dit Victor; et si personne ne paraît d'ici à demain, nous tâcherons de savoir quelle aura été la marche de ces scélérats.
En effet, toute la garnison de Victor se rendit au château: on lui distribua des armes, des munitions; les pièces furent pointées sur les tours, tout fut prêt, en un mot, pour attendre de pied-ferme les premiers assaillans qui se présenteraient. Passons la nuit avec eux, ami lecteur, et voyons ce qui leur arriva.
L'appartement de Victor était le seul d'où l'on pût, par sa position, examiner les moindres mouvemens qui pourraient avoir lieu autour du château du côté du chemin qui conduisait à l'étoile de Kingratz. Ce fut là que se rendirent Fritzierne, et même Clémence et madame Wolf, qui voulurent
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