Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
là Victor? Oui, c'est lui, c'est ce jeune homme qu'on croit bien loin. Il dort profondément, étendu dans un fauteuil; Valentin est dans la même position, à quelques pas de lui. Tous deux n'ont point été réveillés par le bruit que leurs amis ont fait en entrant. Clémence va jeter un cri de joie; son père lui met la main sur la bouche. Son père, aussi ému qu'elle, examine ce tableau, ne peut en croire ses yeux. Tous trois s'avancent doucement jusqu'au fauteuil où repose Victor. Victor paraît agité par un songe; il balbutie quelques mots, prononce le nom de Clémence, celui de son père… Clémence, dit-il tout bas, Clémence, l'amour… un jour… nous nous reverrons… Mon père… homme respectable et cher… consolez-la; dites-lui… Ah! dieux!
Tels sont les mots entrecoupés qui frappent l'oreille de nos trois amis. Clémence n'y peut plus résister… elle colle ses joues mouillées de larmes sur une des mains de Victor. Un doux pressentiment accroît l'agitation de ce dernier… Oui, dit-il; nous nous reverrons… un jour… dans les bras de ton père… Clémence!..
Il prononce ce nom avec force, et se réveille en sursaut… Quel est le premier objet qui frappe sa vue? c'est son amante, qui lui dit, en lui serrant la main: Oui, oui, Victor, nous nous reverrons pour toujours!.. jamais, jamais nous ne nous séparerons. – Toi dans ces lieux, s'écrie Victor!.. Ciel! mon père!..
Victor, se lève confus; le cri qu'il vient de faire a réveillé Valentin, qui se frotte les yeux, apperçoit la compagnie, et regarde tout le monde d'un air stupéfait. Victor se rappelle ses projets, sa fuite, sa lettre à Fritzierne; puis il s'adresse à son valet: Imbécille, lui dit-il, pourquoi m'as-tu laissé dormir?.. – Eh! monsieur, est-ce ma faute? la fatigue… je ne sais quoi… Je ronflais bien, voilà tout ce que je sais… – Mon père, madame Wolf, et vous, belle Clémence! qui vous amène?.. qui peut causer la… douleur où je vous vois plongés?.. – Tu me le demandes, répond Fritzierne!.. après avoir tenté de t'arracher de nos bras! – Vous savez donc… – Mais, Victor, réplique Clémence, me suis-je trompée? il me semble qu'hier soir j'ai reconnu ta voix, que tu m'as fait tes adieux… Je suis venue te chercher ici, tu n'y étais pas. – Il est vrai. (Il se jette aux genoux de Fritzierne.) Mon père, punissez-moi, accablez-moi des noms d'ingrat, d'insensé, je les ai mérités… Vous avez lu ma lettre? – Oui, mon fils, et tu vois la douleur qu'elle nous a causée. – Je vous fuyais, oui, je m'éloignais de ces lieux… Mais si je vous en disais les motifs… Non, jamais, que jamais un tel aveu ne sorte de ma bouche… – Je les connais, Victor, je sais tout. – Vous savez tout? – Oui, que tu aimes Clémence, qu'elle t'aime, et que tu ne t'éloignais que dans la crainte que je désapprouvasse ta passion. – Dieux! qui a pu vous instruire? – Ta jeune amante, elle-même. – Ah! mon père, que je suis coupable! – Coupable, mon Victor! toi coupable, pour t'être livré à l'ascendant irrésistible des sentimens de la nature! Ah! Victor; que tu me connais mal… Vous me faites bien de la peine… Je croyais que vous m'estimiez davantage. – Quoi! mon père, vous ne m'accablez pas du poids de votre colère? vous permettez à mon cœur… – D'épancher toute sa tendresse. Oui, mes enfans, je vous permets de vous aimer, d'espérer… – D'espérer! – Vois-tu, interrompt Clémence, vois-tu que je te l'avais bien dit, moi. Nous serons heureux, Victor; il ne faut jamais nous séparer. – Jamais, jamais. Et j'ai pu méconnaître ce cœur paternel!..
Victor se jette sur les mains du baron, il les couvre de baisers. Clémence en fait autant sur le front de son père; et madame Wolf, attendrie, considère avec émotion ce tableau touchant.
Quand les premiers momens d'effusion sont passés, Fritzierne demande à Victor quel est le motif qui l'a fait rentrer au château, puisque, selon toute apparence, il avait déjà fait quelques dans la campagne pour fuir à jamais ces lieux. Victor le prie de lui accorder un entretien particulier: je ne puis, lui dit-il, le confier qu'à vous seul, ce motif puissant; c'est vous, c'est vous, mon père, qu'il intéresse.
Fritzierne reste étonné. Clémence se plaint d'être de trop pour un secret qui regarde son père. Victor la prie de s'en fier à sa prudence, à sa tendresse pour ce père respectable. Clémence n'insiste pas; elle se retire avec madame Wolf, en suppliant le baron de permettre qu'elle aille le rejoindre aussi-tôt qu'il aura fini de parler avec Victor. Le baron le lui promet, et bientôt il se trouve seul avec son fils adoptif, qu'il serre encore une fois dans ses bras.
Mon père, lui dit Victor, avez-vous quelque ennemi particulier? – Moi, mon fils? pourquoi cette question? – Faites-moi la grace de me répondre. – Je crois n'avoir ni amis, ni ennemis; tu sais que je ne vois personne. – Pardon; seriez-vous engagé dans quelque affaire sérieuse et délicate? – Non… je ne comprends pas… – Ce que je vais vous dire va justifier ma curiosité, qui vous paraît peut-être indiscrète.
Victor raconte au baron ce qui lui est arrivé la veille, au moment où il finissait de chanter sa romance. Cet homme, ajoute-t-il, avait un aspect effrayant; il était armé jusqu'aux dents. Il m'aurait fait trembler si j'eusse été plus timide. Voici la lettre qu'il m'a remise, lettre qui renferme, disait-il, un secret dont dépendent vos jours. – Et c'est pour me la remettre toi-même que tu es remonté? – Votre vie était en danger, mon père, et j'aurais pu vous abandonner! – Bon jeune homme! c'est à ta tendresse pour moi que nous devons le plaisir de te revoir! Tu en seras, tu en es bien récompensé. – Ah! mon père, ma récompense était déjà dans le projet que j'avais formé de venir vous offrir mon bras, s'il le fallait, et des consolations. – Cher Victor!.. Mais voyons donc cette lettre mystérieuse, à laquelle je ne comprends rien.
Fritzierne regarde la suscription; elle porte: Au baron de Fritzierne, en son château. La main lui en est absolument inconnue. Il l'ouvre enfin, et reste frappé d'étonnement en y trouvant la signature de Roger, de Roger! ce chef des voleurs qui infestent les forêts prochaines. Que peut-il y avoir, s'écrie-t-il, de commun entre ce scélérat et moi? Voyons.
Baron,
»Tu sais si j'ai les moyens de punir lorsqu'on n'obéit pas à mes ordres…
L'insolent!
»Je te proteste de respecter ton asyle, de ne point attaquer ton château, si tu veux m'accorder une seule faveur…
Une seule faveur! Qu'attend-il? Voyons.
»Une femme a été surprise dans la forêt, il y a quelques jours, par trois de mes hommes. Deux des plus courageux sont tombés sous les coups de deux de tes gens, qui sont venus secourir la femme et l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Le troisième s'est soustrait par la fuite à leur rage. C'est lui qui m'a appris cette sanglante affaire. Baron, tu l'as retirée chez toi, cette femme. Je la connais; elle est essentiellement nécessaire à mon repos. Il faut que tu me la livres dans les vingt-quatre heures, il le faut. Tu la feras accompagner jusqu'à mon premier poste, dans la forêt de Kingratz. Là, je te jure, foi de capitaine, qu'il ne sera fait aucun mal à son escorte. Penses y bien, baron; si, le terme expiré, cette femme n'est pas en mon pouvoir, tu me verras de près. Tremble!
»Je te salue.
»Roger, chef des indépendans».
Qu'on juge de la surprise de Fritzierne et de Victor, à la lecture de ce terrible billet! Ils restent quelques momens absorbés, sans pouvoir prononcer une parole. On leur demande de livrer à des bandits la femme la plus estimable, madame Wolf!.. Nous verrons dans le chapitre suivant les réflexions qu'ils firent, et le parti auquel ils s'arrêtèrent.
CHAPITRE VI.
INTRIGUE PLUS OBSCURE QUE JAMAIS
Fritzierne rompt enfin le silence. Que dis-tu, Victor, de cet excès d'audace? – Ne voyez-vous pas sur mon front le feu de l'indignation? – Cette pauvre madame Wolf! ne lui aurions-nous donné l'hospitalité que pour la livrer lâchement au plus vil des mortels! – Dieux! repoussons cette pensée! – Que faire, mon fils, que faire dans cette fâcheuse conjoncture? Roger est à la tête d'une troupe formidable; il est capable de faire le siége de mon château, de nous y égorger tous. – Il y pourrait trouver quelque obstacle. – Je le connais, c'est un scélérat, mais qui est doué d'un grand caractère. S'il s'est mis dans la tête d'avoir