Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
comme vous m'intéressez tous les deux!
Le soir, lorsque tout le monde est retiré, Victor rentre chez lui, après avoir jeté des regards bien douloureux, peut-être les derniers, sur tous ceux qui lui sont chers… Victor trouve dans son appartement Valentin occupé à remplir une petite valise de ses propres effets. Que fais-tu là, Valentin, lui demande Victor étonné? – Vous le voyez bien, monsieur, lui répond Valentin avec un ton d'humeur mêlé de sensibilité. – Sont-ce tes effets que tu arranges ainsi? – Il le faut bien. – Pourquoi faire? – Eh! pour vous suivre. Quand un maître a la dureté de partir sans moi, croyez-vous que j'aie l'inhumanité de l'abandonner? – Quoi! tu veux… – Vous suivre par-tout, ne vous quitter qu'à la mort! – Mon pauvre Valentin, y penses-tu? Songes-tu que je n'ai ni état, ni fortune, ni parens, ni amis? – Pour un état, une fortune, ce n'est pas là ce qui doit vous embarrasser: pour des amis, eh bien! vous en aurez un. – Homme unique! tu veux partager ma misère? – Votre misère! Oh! non: vous ne serez pas dans la misère, du moins pour quelque temps. Vous êtes plus riche que vous ne pensez, quoique vous n'emportiez rien. Voyez-vous cette petite somme là, dans le coin de cette valise, sous ce linge; eh bien! c'est le fruit de mes épargnes: il est à vous. – Jamais… – À vous, à moi, à nous. – Valentin, laisse-moi respirer. Ce trait, ce trait sublime!.. – Ce trait sublime! quelle expression est-ce ça, pour une action toute simple? – Comme j'étais entouré d'êtres vertueux!.. Valentin, Valentin, je ne veux pas absolument… – Ah! vous ne voulez pas? eh bien! moi je veux; oui, je veux voyager aussi. Je suis mon maître, peut-être: vous ne pouvez pas m'empêcher de m'en aller quand je le voudrai. Eh bien! c'est ce soir, à présent que je m'en vais. Je suivrai la route que vous prendrez, voilà tout; si vous ne voulez pas de ma compagnie, vous me chasserez. – Te chasser, bon Valentin! chasser non ami! – Eh! allons, voilà qui est dit: nous faisons route ensemble, n'est-ce pas? – Oui, mon ami, oui: ne nous quittons plus, ne nous séparons jamais… Tu seras mon frère, tu le seras; et par ce moyen je tromperai la nature qui m'a refusé des parens.
Victor est pénétré de l'attachement de son fidèle Valentin: il l'embrasse, il le presse contre son cœur; et le bon serviteur, qui n'est pas accoutumé à pleurer, verse des larmes pour la première fois. Quand tout est prêt, Victor envoie Valentin à son heure ordinaire dans l'appartement de M. de Fritzierne. Tu remettras ma lettre, lui dit-il, sur sa table, sans qu'il la voye; pendant ce temps je descendrai, j'ouvrirai la petite porte, que je laisserai ouverte; et j'irai t'attendre sur la grande route, à la première merlette du carrefour de la forêt.
Valentin demande à son maître pourquoi il ne l'attend pas pour partir: celui-ci lui objecte que deux personnes ensemble pourraient être plutôt remarquées que l'une après l'autre. D'ailleurs, il tremble toujours qu'on ne vienne déranger ses projets, et c'est, selon lui, le seul moyen d'en assurer l'exécution. Valentin lui fait donner sa parole d'honneur qu'il l'attendra; puis il le quitte pour aller remplir, pour la dernière fois, son devoir ordinaire auprès du baron. Soudain Victor descend dans la campagne pour remplir la promesse qu'il vient de faire à son compagnon de voyage.
La nuit était sombre, le ciel était voilé par quelques nuages qui semblaient être les précurseurs de l'orage: déjà quelques éclairs partis de l'orient, annonçaient que ces nuages de feu recélaient la foudre dans leurs flancs, et que bientôt toute la nature serait livrée aux plus horribles déchiremens. Rien n'arrête Victor; il se retourne quand il est sous les murs du château, cherche la croisée de l'appartement où sans doute repose Clémence sans trouble et sans inquiétudes, s'assied sur un monticule de gazon, et lui chante, avec la voix la plus touchante la romance suivante, dans laquelle il a renfermé ses tristes adieux:
Toi qui reposes sans alarmes,
Écoute la voix de l'Amour
Il va quitter ce beau séjour,
L'Amour n'y trouve plus de charmes!..
Cet asyle va désormais
Causer mes regrets, ma souffrance:
J'y laisse tout ce que j'aimais
J'y laisse… jusqu'à l'espérance.
Adieu, séjour où ma jeunesse
Trouva, sous un toit protecteur,
La bienfaisance, le bonheur,
Et la tendre délicatesse.
Adieu!.. je vous fuis pour jamais,
Pour jamais je quitte Clémence:
Si vous lui peignez mes regrets,
Au moins laissez-lui l'espérance!
Écho, toi dont la voix plaintive
À cent fois répété mes chants,
Va porter mes adieux touchans
Jusqu'à son oreille attentive;
Va lui dire aussi que mon cœur
L'aime toujours avec constance;
Mais qu'il a perdu le bonheur,
Puisqu'il a perdu l'espérance!
Plein de douleur, plein de courage,
C'en est fait, adieu, je te fuis:
J'emporte avec moi les ennuis;
Mais j'emporte aussi ton image!
Elle me fera tour-à-tour
Supporter la vie et l'absence.
Ah! que ne puis-je avec l'Amour;
Emporter aussi l'espérance!..
Victor à peine a prononcé ces mots, ces mots qu'il croit être les derniers qu'il adressera à celle qu'il aime, lorsqu'il se sent frapper rudement sur l'épaule. Il se retourne, et l'obscurité de la nuit l'empêche de bien distinguer celui qui l'accueille d'une manière aussi brusque. Camarade, lui dit l'importun, c'est bien, très bien chanter. On voit que tu es amoureux, ta voix tremble, tes accens sont étouffés; je parie même que tu verses quelques larmes. – Que vous importe? – Ah! c'est vrai, c'est vrai, cela m'est égal à moi; je ne connais rien à ces belles passions-là; mais je ne veux gêner personne; on est libre de pleurer, de gémir, de se lamenter pour une beauté cruelle, comme je suis libre, moi, de faire mon métier. – Après, que me voulez-vous? – Un mot, un petit mot seulement. Es-tu de ce château? – De ce château?.. oui… j'en étais du moins. – Tu connais le baron de Fritzierne? – Si je le connais! – Eh bien! il faut que tu lui remettes cette lettre. – Cette lettre?.. moi… Eh! que ne la lui remettez-vous vous-même? – Je ne le puis; j'ai juré de ne jamais mettre le pied chez lui. – De quelle part cette lettre? – De la part de… c'est un secret. – Un secret? – Oui; mais il faut qu'il la reçoive, s'il ne veut périr. – Périr! – Cette lettre doit lui sauver la vie. – Ô ciel! mon bienfaiteur! ses jours seraient menacés!.. – Très-menacés. – Eh! par qui? Serait-ce toi qui…? – Moi? oh! mon Dieu non. Je ne lui en veux pas absolument, moi: ce n'est pas moi qui lui écris. – Eh! qui donc? – Un homme puissant, un homme dont la seule menace est un arrêt de mort; un homme enfin… à qui le vieux baron doit une satisfaction… dont ses jours répondent. – Grand Dieu!.. il est dans le danger, et j'allais, j'allais l'abandonner!.. Mais c'est un outrage qu'on lui fait; mon père est vertueux, il ne peut avoir offensé personne… Toi, qui t'es chargé d'un pareil message, si je savais que ton sang pût effacer la honte du soupçon seul que tu jettes sur le plus respectable des hommes, mon bras… – Eh! l'ami, n'approche pas, je suis mieux armé que toi. Vois ces sabres, ces pistolets, ces poignards… – Qui donc es-tu? – La lettre te le dira. Adieu: fais ma commission, ou… tu es perdu toi même.
À ces mots l'inconnu s'éloigne, laissant Victor pétrifié d'une pareille rencontre. Il tient la lettre, Victor; de cette lettre dépend le sort de son bienfaiteur; on le lui assure… Que fera-t-il, Victor?.. suivra-t-il son premier dessein, ou rentrera-t-il au château? Il rentrera, il rentrera; Victor ne peut balancer. Cette lettre doit lui sauver la vie, a dit l'inconnu. Victor pénétré d'une terreur qui fait dresser ses cheveux, quitte ce lieu, témoin de ses tendres adieux. Il ne court