Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume

Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume


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de son estime. Il regardait avec délices cette femme vertueuse, qui faisait pour un enfant étranger ce que le baron avait fait pour lui; il trouvait, dans la situation de l'inconnue, une sorte de rapprochement avec la sienne propre, et son ame jouissait… Cependant il pense que ces infortunés n'ont rien pris depuis douze heures. Personne n'est éveillé dans le château… Comment faire? C'est Valentin qui va le tirer de cette sollicitude. Valentin, ce bon garçon que nous connaîtrons un peu mieux par la suite, a toujours en réserve chez lui une armoire remplie de petites provisions. Valentin apporte à l'inconnue de quoi rétablir un peu ses forces; et comme il est trop honnête pour ne pas tenir compagnie à tout le monde et à toute heure, il boit un verre de vin, dont il faut convenir qu'il a un peu besoin… Victor regarde avec plaisir ce tableau touchant; Victor oublie et son amour, et ses projets: tant il est vrai que le sentiment de l'humanité est le seul qui puisse remplir un cœur sensible sans douleur, sans serremens, sans toutes ces affections pénibles qui accompagnent toujours les passions!

      CHAPITRE II.

      LE SONGE ET L'HOSPITALITÉ

      Madame Wolf (c'est le nom que se donne l'inconnue) a fini son repas frugal; son fils, Hyacinthe, s'est déjà endormi sur un siége. Victor engage madame Wolf à se reposer dans son propre lit: elle résiste d'abord; enfin elle cède. L'enfant est mis à côté d'elle, et Victor se propose de passer le reste de la nuit dans un fauteuil, à côté de ses hôtes. Valentin veut rester avec son maître; mais Victor lui ordonne de se retirer, et le domestique obéit.

      Victor est trop ému pour pouvoir sommeiller; il regarde madame Wolf dormir avec ce calme de l'ame que donne toujours la vertu; il examine l'enfant qui entre dans la carrière tortueuse de la vie, et se demande quel sort attend cet aimable enfant.

      Victor réfléchissait sur la bizarrerie de la fortune, qui tourmente chaque individu séparément. Des pensées un peu plus pénibles avaient chassé les idées agréables que venait de lui faire naître le bonheur qu'il avait eu de sauver la veuve et l'orphelin des mains de trois scélérats. Madame Wolf et Hyacinthe étaient sans appui, sans secours. Victor connaissait assez le cœur du baron de Fritzierne pour espérer qu'il les garderait dans son château, et qu'il ferait pour le jeune Hyacinthe ce qu'il avait fait pour lui. Il n'en doutait pas un moment; mais il sentait que ces deux infortunés, qui lui devaient la vie, étaient un lien de plus qui l'attachait au château; il ne pouvait s'en séparer. L'enfant attendait ses soins; il devait l'élever comme un fils que le ciel venait de lui envoyer. Il se proposait donc de former son cœur à la vertu, et de développer ses facultés physiques et morales. Cette occupation d'ailleurs pourrait le distraire de sa fatale passion; il lui donnerait tout son temps, ne verrait Clémence qu'aux heures du repas, et toujours devant son père. C'est une espèce d'absence qu'une grande occupation. Près de Clémence, il ne la verra pas plus que s'il en était très-éloigné; car Victor peut prendre ses repas chez lui, séparément, ne rendre ses devoirs à M. de Fritzierne que le matin, et se renfermer pendant tout le reste de la journée avec son élève, son petit Hyacinthe. Oui, cela peut s'arranger ainsi; voilà qui est décidé. Victor restera au château, Victor ne verra plus Clémence qu'autant que la bienséance l'exigera. Sa passion, distraite par un autre objet, s'affaiblira bientôt; il oubliera Clémence, il l'oubliera…

      Insensé, quelle est ton erreur! que ta raison est fragile, quand c'est ton cœur qui la guide! Crois-tu qu'une première impression s'efface aussi aisément? crois-tu qu'on puisse oublier Clémence quand on a eu le bonheur de la voir, d'admirer ses talens, ses perfections?.. Tu ne la verras que rarement, et devant son père! Mais Clémence s'attachera à ton élève; elle te le demandera; elle viendra le trouver chez toi; elle voudra lui donner des leçons de musique, de talens agréables: tu l'entendras chanter, cette fille céleste! tu la verras sourire, tu la rencontreras chez toi, dans le parc, et par-tout dans ton cœur!.. Eh! tu pourrais l'oublier! l'oublier! Il te faudra donc oublier aussi que tu as une ame sensible? Il te faudra donc oublier les jeux de ton enfance avec Clémence, ses agaceries piquantes, sa voix si touchante, ses regards si doux, si expressifs? Non non, Victor, n'espère pas te soustraire facilement à ses traits dangereux; n'espère pas vaincre un amour si pur, si délicat… Eh! quand tu ne la verrais plus, pourrais-tu jamais oublier que tu l'as vue, que tu l'as connue? Fuis le danger, Victor; laisse la veuve et l'orphelin dans le château, confie-les aux soins généreux de ton bienfaiteur. Il demandait une compagne pour sa fille, pour lui des amis, un appui dans sa vieillesse; eh bien! les voilà, ces amis qu'il cherchait. Madame Wolf paraît bien née; elle est vertueuse, elle a du moins l'accent de la vertu: peux-tu, Victor, peux-tu jamais être mieux remplacé?

      Victor était occupé de ces diverses réflexions; ses yeux étaient attachés sur la veuve et l'orphelin, qu'il voyait reposer tranquillement… Tout-à-coup madame Wolf paraît agitée par un songe funeste; son front se couvre de sueur, ses traits s'obscurcissent, sa bouche veut articuler quelques mots… Victor craint qu'elle ne se trouve indisposée; il va s'approcher d'elle, la secourir. Elle paraît se calmer… ses yeux se referment… elle dort… Mais non: bientôt un nouveau trouble s'empare de ses sens; elle s'agite, elle jette un cri… À ce cri lugubre et sourd succèdent quelques murmures étouffés. Victor l'entend prononcer distinctement ces mots: Roger! barbare Roger!.. que fais-tu? que veux-tu? la beauté, l'innocence, rien ne peut te désarmer!.. Cruel! frappe, frappe donc! arrache-lui la vie… Cet enfant, tu le demandes! Non, non, cet enfant n'est plus en ton pouvoir; je l'ai soustrait à la mort, a l'ignominie… La mère te reste!.. Le monstre! il l'étend sans vie à mes pieds, ciel! oh ciel!..

      À ce cri affreux, madame Wolf se réveille en sursaut; elle regarde autour d'elle d'un air inquiet, apperçoit Victor, et s'écrie, en cachant sa tête dans ses mains: le voilà! c'est lui! – Qui donc, lui, s'écrie à son tour Victor étonné?.. Il s'approche d'elle, lui prend la main, et lui demande la cause de son trouble. Madame Wolf se frotte les yeux, le considère long-temps avec une expression mêlée de douleur et d'effroi: puis, revenant à elle, elle lui dit en soupirant: Pardonnez, généreux inconnu, pardonnez mon égarement: il est la suite d'un songe effrayant. Je voyais… je croyais voir… un homme qui… vos traits… Un rapport, bien éloigné sans doute, tout a prolongé mon erreur. Pardonnez-moi si j'ai interrompu votre sommeil. – Mon sommeil! je ne dormais point… Je vous l'avouerai, madame, vous m'avez glacé d'effroi. Ce Roger que vous avez nommé… – Roger? Ciel! j'ai nommé Roger? – Oui, madame; vous le voyiez prêt à frapper la mère d'un enfant que vous lui aviez soustrait; il semblait même qu'il l'immolait à vos yeux. – Malheureuse! qu'ai-je dit? (se remettant.) Excusez-moi encore une fois, homme sensible et délicat. C'est… oui, c'est la scène de ce soir qui s'est retracée à mon imagination… Je croyais voir les brigands dont vous m'avez délivrée; ils frappaient mon petit Hyacinthe. Sa mère, qui n'est plus… car elle n'est plus, sa mère!.. elle était exposée à leurs coups. Voilà tout. – Voilà tout, madame? Permettez-moi une seule question. Vous m'avez dit que ce Roger, dont vous avaient parlé les voleurs, vous rappelait des souvenirs bien douloureux… Auriez-vous connu un homme qui portât ce nom? – Que trop, monsieur. – Ce n'est pas sans doute ce Roger, ce chef des brigands qui infestent les forêts de l'Allemagne, celles de la Bohême? – Par pitié, monsieur, par pitié ne m'interrogez point. Je vous ai dit que personne ne connaîtrait mes malheurs, non, non, personne! S'il faut vous les raconter, s'il faut à ce prix reconnaître le service signalé que vous m'avez rendu, je le sens, le sacrifice est au-dessus de mes forces, et je me vois dans la dure nécessité de vous avouer mon ingratitude. – N'en parlons plus, madame Wolf, n'en parlons plus; on doit respecter le secret des infortunés, comme on doit respecter leur sommeil… Remettez-vous un peu, madame; le jour paraît, tâchez de reposer encore quelques heures.

      Madame Wolf ne pouvait plus dormir; ses sens avaient été trop agités par son rêve pour pouvoir se plonger de nouveau dans cet engourdissement salutaire que procure le sommeil. Elle se leva, et attendit, en causant avec Victor de choses indifférentes, le lever du baron de Fritzierne, qui, dès six heures du matin, était tous les jours dans son parc. Victor regardait attentivement par la croisée; il apperçut enfin cet homme respectable qui, un fusil sous le bras, s'amusait de temps en temps à chasser les oiseaux. Victor recommande à madame Wolf de l'attendre. Il vole au-devant de son bienfaiteur, et se précipite sur sa main, qu'il couvre de baisers. Ô mon père! avez-vous


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