Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
qui lui reste de reconnaître les bienfaits de son protecteur. Mais ces nouveaux venus ne semblent-ils pas devoir l'attacher au château? Ce petit Hyacinthe, il attend ses leçons; on le lui a déjà donné pour élève. Il faut que Victor reste pour former Hyacinthe, pour l'élever, pour en faire un homme instruit et vertueux… Eh bien! ce jeune Hyacinthe est encore trop enfant pour profiter de ses soins. Victor ne peut entreprendre l'éducation de cette touchante créature que dans trois ou quatre ans: qui empêche Victor de voyager pendant ce temps? Trois ou quatre ans suffiront pour éteindre sa passion, pour changer son cœur, et peut-être la situation de Clémence! Effet bizarre et nouveau de l'amour de Victor, il adore Clémence, et il voudrait la voir unie à un autre. S'il pouvait lui trouver un époux, engager son père à la marier sur-le-champ, comme Victor s'empresserait de contribuer à cet hymen! quelle reconnoissance il aurait envers son rival! ce serait un dieu pour Victor; il lui sauverait la vie… Mais Clémence n'a que quinze ans, il faut attendre encore. Attendre? oui, attendre; mais en s'éloignant, mais en se séparant pour quelque temps de cet objet trop séduisant. Le danger est pressant: un mot peut perdre Victor: ce mot il erre à tout moment sur ses lèvres. Il ne faut qu'un instant pour qu'il dise à Clémence: Je ne suis point ton frère, je suis… ton amant!.. Dieux! quelle imprudence! S'il disait ce mot fatal, Victor, Clémence, Fritzierne, tous, tous seraient à jamais malheureux. Il faut donc se taire, il faut donc fuir!..
Victor cherche à s'affermir dans ce dernier parti, lorsque l'objet qui trouble son repos, l'objet qu'il aime, qu'il redoute qu'il veut fuir, se présente à ses regards. Un léger bruit agite le feuillage, Victor tourne la tête; il apperçoit Clémence qui, la tête penchée, les bras tendus vers lui, s'avance, s'asseoit à côté de lui, lui prend la main et l'embrasse sans prononcer une parole. Clémence embrasse Victor! Quel baiser de feu pour ce dernier, tandis que Clémence ne croit lui donner que le baiser de la nature!..
Victor, trop ému, repousse légèrement Clémence de la main. Mes caresses te déplaisent, mon frère, lui dit naïvement cette touchante créature! tu repousses ta sœur! – Ma sœur!.. – Ai-je mal fait d'embrasser mon frère? – Ton frère, Clémence! – Eh! oui, mon frère. Voyez donc comme il prononce ce nom, ce nom autrefois si doux pour lui, et qui paraît aujourd'hui lui être étranger! – Ah! Clémence, laisse-moi. – Je vous suis importune? – Non; mais j'ai… – Vous avez du chagrin? Eh bien! est-ce là le cas de me renvoyer? Qui partagera tes peines, qui les adoucira, si ce n'est ta sœur, ta bonne sœur, qui t'aime, oh! qui t'aime!.. – Tu m'aimes? – Il en doute, je crois! Tiens, il faut que je te dise une remarque assez singulière que j'ai faite. Tu sais combien je respecte, combien je chéris mon père: eh bien! je ne sais pas pourquoi, il me semble que tu m'es encore plus cher que lui. C'est peut-être mal à moi; mais mon cœur n'est pas maître de surmonter cet excès de tendresse. – Que me dis-tu?.. – La vérité. – Clémence, ah! Clémence, par pitié, éloigne-toi; ne me vois, ne me parle jamais. – Bien obligée de ta reconnaissance. C'est ainsi que tu réponds à l'aveu que je te fais? – Clémence, il faut que nous nous séparions. – À propos, c'est ton dessein à toi, je sais cela. – Tu sais? – C'est-à-dire, que tu veux me faire mourir. Moi! moi! que t'ai-je fait, méchant? – Hélas! – Oui; parlez, monsieur; dites-moi pourquoi vous me traitez, depuis quelque temps, avec tant froideur? C'est affreux: vous m'évitez, vous ne me parlez plus, vous repoussez mes caresses: là, tout-à-l'heure encore… – Ah! si tu savais!.. – Eh bien! parle, si tu as quelque secret, confie-le-moi; verse-le dans mon sein. Je ne suis qu'une enfant, il est vrai, mais je suis digne de ta confiance; je suis capable de garder ton secret aussi bien que toi. Ô mon frère! mon cher frère! mon cher Victor!..
En disant ces mots, Clémence verse quelques larmes; elle passe ses bras autour du cou de Victor; elle le presse, elle le serre contre son cœur… L'état de Victor est trop violent; il va succomber, il va parler; sa tête est égarée, sa raison chancèle; il ne voit que son amante, il ne cède qu'à l'amour… Clémence! Clémence! s'écrie-t-il dans un délire effrayant, promets-moi, promets-moi de ne rien dire, de garder dans ton sein l'aveu que je ne puis plus te céler? – Parle, oh! parle, Victor. – Jure-moi… – Eh! ton cœur et le mien ne font qu'un; ton secret, partagé avec moi, n'est-il pas toujours à toi? – Femme divine!.. apprends que je brûle, apprends que je t'aime, que je t'adore… – Eh bien quel mal? Et moi aussi, je t'aime, je t'adore… – Mais je t'aime… en amant!.. – Et je t'aime aussi… en amante! – Plus… qu'un frère. – Plus qu'une sœur. – Eh! sais-tu, sais-tu ce qui fait mon tourment?.. C'est que tu n'es pas ma sœur! – Je ne suis pas… – Non, tu n'es pas ma sœur, je ne suis pas ton frère; je ne suis qu'un amant ivre de tes charmes, de tes vertus, de tes perfections… un enfant trouvé dans une forêt, recueilli, élevé par ton père comme son propre fils: voilà, voilà tout ce que je suis… – Tu n'es pas mon frère!.. Dieux! quel bonheur! – Eh quoi! tu me pardonnes de t'aimer! tu ne me punis point!.. – Eh! de quoi, mon ami? Au contraire, nous avons maintenant l'espoir d'être unis. – Qu'entends-je? – Ah! Victor, quel heureux changement! Moi qui t'aimais, qui t'adorais… plus qu'une sœur ne le devait, sans doute, c'était mon amant que j'idolâtrais, c'était mon époux! – Ton époux? – Oui, mon époux!.. Victor, connais-tu mon père? – Je sais qu'il est bon. – Sais-tu aussi qu'il est exempt de préjugés, d'orgueil et de cupidité? – Que veux-tu dire? – Qu'il nous unira. – Comment espères-tu? – Apprends que ce secret que tu viens de me confier, j'ai été vingt fois sur le point de le pénétrer. Oui, j'ai eu vingt fois l'idée… Mais ma légéreté, mon inexpérience, tout m'a empêchée de réfléchir plus sérieusement sur la conduite de mon père à mon égard. Apprends que mon père m'a cent fois, mille fois dit: Aime Victor, ma fille aime-le de toutes les forces de ton cœur. J'ai des projets sur lui. Un jour ce frère chéri pourrait faire ton bonheur et celui de ma vieillesse. J'ai des raisons pour t'engager à l'aimer autant que tu m'aimes… Entends-tu, Victor, ce que mon père voulait dire? Comprends-tu que c'est de notre hymen qu'il parlait? Oh! mon ami, quelle heureuse destinée nous attend!
Victor, étonné, écoute ce que lui dit Clémence; il est sur le point de se livrer au plus doux espoir. L'amour aime à se flatter; mais Victor sait penser. L'énorme distance qui le sépare du baron de Fritzierne vient frapper ses regards. D'ailleurs, c'est Clémence, c'est une enfant qui lui donne pour des réalités des conjectures vagues, des expressions à double sens, que la générosité, l'amitié ont seules dictées à son père. Victor ne peut espérer de devenir l'époux de Clémence; il ne peut se livrer à cette pensée consolante, mais chimérique. Non, Clémence, dit-il à son amante, non, il ne faut pas nous aveugler: je ne suis qu'un orphelin, sans parens, sans connaissance même de ma naissance; je ne dois pas élever ma pensée jusqu'à toi. Jamais, non, jamais ton père ne consentira à un hymen aussi disproportionné. Il faut renoncer à cet espoir flatteur, chère Clémence, il le faut. Ton père a la bonté de m'estimer, de m'aimer comme son propre fils: ce sont les liens de la fraternité, et non ceux de l'amour, qu'il a voulu resserrer entre nous deux… Clémence, te voilà instruite de mon origine, de mon sort, de mes projets. Garde bien ce secret dans ton cœur; que personne ne s'apperçoive que je te l'aie révélé. Clémence, j'ai ta parole, je la réclame. – Mais quelle manie à toi de désespérer comme cela de tout! D'ailleurs, tu parles encore de projets: mon bien-aimé, quels sont donc ces projets que tu formes toujours? – Celui de te fuir; il le faut. Après l'aveu que je t'ai fait sur-tout, je ne puis plus vivre avec toi; non, je ne le puis plus. J'abhorre jusqu'à l'idée de la séduction; elle m'effraie, et je crains déjà de m'en être rendu coupable. – Toi, toi, mon frère?.. Ah! pardonne ce nom, qui m'est échappé involontairement. – Appelle-moi ton frère, Clémence; que je le sois encore, toujours! Ce nom seul peut me ramener à l'honneur, au devoir. – Mais voyez donc comme il parle! À coup sûr, Victor, j'aime encore plus la vertu que je ne te chéris. Si je croyais que la déclaration que tu viens de me faire, que je t'ai faite à mon tour, pût enfreindre la plus légère loi de l'honneur, je ne me pardonnerais jamais cet entretien. Mais, Victor, mon père est bon, sensible, généreux; il ne ressemble pas à ces grands de la terre, qui n'écoutent que l'orgueil, que la cupidité, dans l'établissement de leurs enfans. Il voit les hommes, et non les titres; il te regarde comme un fils, comme un gendre, oui, comme un gendre, te dis-je. Si tu ne veux pas me croire? méchant, c'est