Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume

Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume


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le désespoir. Soudain je vole au logement de ce frère barbare, de cet amant perfide… Je parcours, une lumière à la main, son appartement: je parcours un désert…: Personne!.. personne!.. Du dérangement, des meubles dispersés… des effets qui ne sont plus à leur place, le plus grand désordre… Oh! mon père, quel état!.. Mes genoux chancèlent, une pâleur mortelle couvre mon visage, une sueur froide glace tous mes membres; j'ai à peine la force de revenir chez moi, où je tombe sur le plancher, morte, morte, sans vie et sans sentiment… Au bruit de ma chûte, ma fidelle Lidy accourt… elle s'empresse à me secourir; peine inutile!.. Elle prend le parti d'aller chercher madame Wolf; elle arrive, cette bonne madame Wolf; elle parvient enfin à me rendre à la vie, à la douleur, à la douleur que je ne sentais plus, que je n'allais plus éprouver. Mon état les effraie; elles me mettent sur mon lit, et ne peuvent tirer de moi que des mots entrecoupés. Il me fuit, il me fuit; voilà tout ce que je puis leur dire… La nuit se passe dans ces mortelles souffrances. Enfin, sur le matin, je leur dis la cause de mes maux, de mes longs regrets: elles gémissent avec moi: nous apprenons que le jour a chassé le sommeil de vos yeux, et nous venons, madame Wolf et moi, déposer nos plaintes, nos tristes plaintes dans le sein paternel…»

      M. de Fritzierne reste interdit au récit de sa fille; il ne peut concevoir… Enfin, elle l'a vu s'éloigner; elle a parcouru son logement, et ne l'y a point trouvé: il n'est donc que trop vrai!.. L'ingrat! s'écria-t-il, l'ingrat! il préparait donc ce coup à ma vieillesse, cette récompense à mes bienfaits! c'était donc pour qu'il me perçât le cœur que je lui ouvrais mon sein!.. Ô Victor! comme tu me fais repentir de t'avoir adopté! Il est donc des occasions où les actions même les plus vertueuses, deviennent une source de tourmens!.. Mais, cet enfant… me fuir!.. Quelle raison, quel motif a pu l'engager?.. Le saurais-tu, Clémence? connaîtrais-tu la cause de cet abandon, qui n'est pas naturel? car il nous aimait tous. – Mon père, il vous chérissait, il vous respectait; mais… – Parle, mon enfant; tu l'as nommé tout-à-l'heure ton frère adoptif, ton amant même; ces expressions m'ont frappé… Saurais-tu?.. Tout, mon père; oui il m'avait tout dit. Il n'était pas mon frère, mais il m'aimait d'amour, du moins il me le disait; et moi, j'étais sensible, bien sensible à sa tendresse. – Quoi! sans mon aveu il avait osé te divulguer un secret?.. – Eh! voilà la cause de sa fuite, mon père. Je vous dirai tout, oui, vous serez mon confident; mais c'est à mon ami que je parle… Que l'auteur de mes jours oublie sa sévérité pour n'ouvrir son ame qu'à l'amitié, qu'à la confiance… – Ma sévérité, ma fille! Eh! ce mot, t'ai-je jamais donné sujet de t'en servir avec moi? Parle à ton ami, à ton père, c'est la même chose. – Eh bien! je vous le disais, Victor m'aimait; j'aimais Victor; mais Victor, tendre, soumis, respectueux envers un père vénérable qui l'avait accablé de bienfaits, a craint d'être accusé d'avoir séduit ma jeunesse; il a craint de violer les loix de l'hospitalité en nourrissant dans son cœur, dans… le mien, une passion sans espoir, sans but légitime: ce sont-là ses expressions. Jamais, s'est-il dit, jamais M. le baron de Fritzierne ne donnera sa fille à un enfant trouvé, sans état, sans parens, sans fortune… Il me l'avait caché, son amour; mais j'avais découvert le projet qu'il avait formé de nous fuir. C'était pour cela, c'était par délicatesse qu'il vous demandait la permission de voyager, dans l'espoir que l'absence changerait mon sort et mon cœur. Je le rencontre; je le presse de s'expliquer sur cette envie de voyager. Vous le dirai-je, mes caresses naïves, mes tendres expressions, dont je crois trouver la source dans la nature, mes instances, tout enfin lui arrache son secret. Il me confie qu'il n'est point mon frère, qu'il m'aime, qu'il m'adore; mais qu'après cet aveu, il ne peut plus rester avec nous, sans se rendre coupable envers vous… J'engage son domestique à épier toutes ses démarches, à me rendre compte de toutes ses actions. Il aura gagné ce bon Valentin: tous deux sont partis; Victor nous échappe, il nous échappe, mon père, et vous savez, maintenant les causes de sa fuite, de son désespoir et du mien.

      M. de Fritzierne presse les mains de sa fille. Il me connaissait bien peu, s'écrie-t-il! – C'est ce que je lui ai dit, mon père. – Il m'estimait bien peu pour me croire capable de sacrifier le bonheur de ma fille, celui du jeune homme le plus estimable, à l'orgueil, à l'intérêt, à l'ambition, à toutes ces passions qui font le tourment des grands, et qui les font détester, pour la plupart, à juste titre. Jeune insensé! il ignorait que mon projet, à moi, était de l'unir à ma Clémence, de perpétuer à jamais en lui le titre de fils, que je lui avais accordé dès sa naissance. Oui, ma fille, c'était-là tout mon espoir, tout mon bonheur; et je n'avais nourri moi-même cette passion dans son cœur, dans le tien, que pour la couronner un jour par le plus doux hymen. – Ah! mon père, j'en étais bien sûre… et il est parti. – Et il nous quitte, ma fille! Quel contre-temps! quel cruel événement! Jeunes gens, jeunes gens, pourquoi manquez-vous toujours de confiance? pourquoi ne venez-vous pas, là, bonnement, vous expliquer avec un père? vous craignez qu'il ne fasse pas votre bonheur: est-ce qu'un père peut ne pas vouloir le bonheur de ses enfans?..

      Le baron avait porté sur ses yeux ses deux mains, qui étaient baignées de ses larmes, lorsqu'un cri de Clémence le tira de sa rêverie. Ciel! mon père, une lettre! – Comment! – Oui, une lettre de Victor! oh! je reconnais bien son écriture.

      Le baron s'empare de la lettre avec empressement. Clémence ne respire point; elle s'approche de lui, ainsi que madame Wolf. Le baron lit le billet de Victor, qu'on a vu plus haut, le laisse tomber de saisissement, et se jette dans un fauteuil, en portant la main sur son cœur. Clémence, dans le plus grand trouble, ramasse le fatal billet, le relit trois ou quatre fois de suite en l'arrosant de ses larmes, puis elle s'écrie douloureusement: Eh bien! mon père, avais-je tort?.. – Non, ma fille. Il est donc parti! c'en est donc fait! et tous mes projets, toutes mes espérances sont évanouis!.. Cruel Victor! pourquoi causes-tu tant de maux à une famille qui t'accueillait comme un fils, qui te préparait le bonheur et la paix?.. Il est parti!.. Ma fille, c'est ici qu'il faut montrer du courage, de la patience. Console-toi, ma fille; Victor nous écrira, quelque part qu'il soit; sois sûre qu'il nous écrira. Je réponds à sa première lettre qu'il revienne, qu'il revienne, que je lui donnerai ta main, qu'il sera ton époux. Doutes-tu, mon enfant, qu'il ne s'empresse à venir nous rejoindre? Tu le reverras, Clémence; oui, un heureux pressentiment me dit que tu le reverras… bientôt. – Ah! mon père! et s'il n'écrit pas? – Il est impossible qu'il manque à ce devoir. Ce n'est pas un tyran qu'il fuit; ce ne sont pas des persécuteurs qu'il évite. Il s'éloigne d'un séjour où sa délicatesse ne lui permettait plus de rester. Quelle ame! quels sentimens! combien ce jeune homme était digne de mon estime, de ta tendresse! – Vous le voyez, mon père; mon cœur ne s'était pas trompé sur le choix de celui qui seul pouvait le rendre sensible. – Non, non: vous étiez… Vous êtes faits l'un pour l'autre… Eh bien! encore des larmes, mon enfant? Allons, de la fermeté donc. Viens embrasser ton vieux père, et promets-lui d'attendre avec constance que les événemens te ramènent un homme que je chéris, que nous chérissons tous deux. Et vous aussi, madame Wolf, vous aussi, vous versez des pleurs! Victor fut votre libérateur: vous connaissez comme nous les vertus de ce bon jeune homme, et vous le regrettez comme nous… Mais, je vous le répète; l'espoir de le revoir ne m'abandonne pas. Madame Wolf, conduisez ma fille dans son appartement, et ne la quittez pas; je vous en supplie, ne la quittez pas.

      Madame Wolf tenait déjà la main de Clémence pour exécuter l'ordre de son père, lorsque Clémence demanda à pénétrer encore une fois dans le logement qu'habitait Victor. Je reverrai ces murs, témoins de ses regrets; ces murs, qu'il a tant de fois frappés de mon nom en parcourant sa chambre; je croirai l'y voir encore, et cette illusion adoucira mes maux…

      M. de Fritzierne s'oppose en vain à ce projet de sa fille: il lui remontre qu'elle va rouvrir ses blessures, accroître ses tourmens. Clémence persiste dans son dessein: elle prétend qu'il est possible que Victor ait déposé quelque part, chez lui, une lettre pour elle: elle s'obstine à visiter les lieux qu'il a vus, qu'il a parcourus. Son père cède enfin à ses vœux; il la prend par la main, et s'appuyant sur le bras de madame Wolf, tous trois s'acheminent vers le logement de Victor, qu'ils croient trouver désert, comme il s'est offert la veille aux regards de Clémence.

      Comme son cœur bat, à la pauvre Clémence!.. comme elle se propose de visiter les plus petits coins de ce réduit jadis habité par l'amant le plus aimable!.. Avance,


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