Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
faire beaucoup d'attention à ces discours, que j'attribuais à l'humeur contrariante de cette femme, je pris le parti d'avouer mon amour à la belle Cécile… Elle reçut cet aveu avec une espèce d'effroi… Vous, monsieur, s'écria-t-elle, vous voudriez épouser une malheureuse fille, privée de… de tout ce qui peut lui rendre la vie supportable! – Que dites-vous, mademoiselle?.. N'avez-vous pas une mère? – Une mère, une mère!.. Oh! oui, oui, je ne le sais que trop.
»Je crus entrevoir un refus dans ces mots, ou le soupçon de tyrannie de la part de sa mère, tyrannie à laquelle j'étais bien loin de me prêter. Enfin, que vous dirai-je? ma persévérance, mes soins et mon ardent amour, tout parut vaincre la résistance de Cécile. Elle consentit enfin à m'épouser, ou plutôt elle céda aux menaces de sa mère, ainsi que je l'ai su par la suites… Quelques mois après notre mariage, madame d'Ernesté mourut, et mon épouse ne parut pas beaucoup la regretter. Cependant, pour l'éloigner de l'aspect d'un séjour où sa jeunesse avait été malheureuse, car elle était en Silésie, où nous demeurions alors, je l'emmenais avec moi dans ce château, où, comme je vous l'ai dit, la succession de mon père m'appelait. C'est ici, mes amis, que les plus cruels malheurs m'attendaient. D'abord je m'apperçus que ma femme faisait de fréquentes absences, qu'elle passait souvent des journées entières loin de moi, et que, le soir, elle s'emportait lorsque je lui demandais doucement les motifs de cet éloignement. Elle venait de donner le jour à une fille, à Clémence, que tu vois près de toi, cher Victor; et cette mère coupable, non contente d'avoir livré cette intéressante créature à des soins, à un lait mercenaires, ne s'occupait ni d'elle, ni de moi. À la fin cette conduite me révolta, et je pris tous les moyens d'en percer l'obscurité. Une seule femme-de-chambre était dans la confidence de mon épouse. Je pressai, j'intimidai si bien cette femme, qu'elle m'avoua que madame se rendait tous les jours, à une heure convenue à l'entrée de la montagne voisine, chez une fermière, où se trouvait un jeune homme; que le jeune homme et ma femme laissaient là la femme-de-chambre pendant des heures entières et qu'on ne savait où tous deux allaient passer leur temps. Cette découverte me rendit furieux: j'engageai la femme-de-chambre à garder le secret sur l'aveu qu'elle venait de me faire; et ce jour même, une heure après le départ de ma femme, je suivis ses pas, et me rendis chez cette fermière complaisante, dont j'avais l'adresse… J'entre: quel tableau frappe mes regards! Ma femme assise auprès de son amant, passant nonchalamment une main autour de son cou, et lui donnant l'autre, qu'il couvre de baisers. À cette vue, la rage s'empare de mes sens. Ô le plus perfide des hommes, lui dis-je, défends tes jours!..
»Ma femme jette un cri; l'inconnu se lève, nos sabres s'engagent, et je le jette mort à mes pieds… Cécile tombe évanouie; je la fais transporter chez moi, où elle ne recouvre ses sens qu'une heure après qu'on l'a mise dans son lit… Je m'apprêtais déjà à lui faire tous les reproches qu'elle méritait, lorsqu'elle me tint cet étrange discours: Monstre!.. homme barbare! tyran de ma jeunesse, digne de la mère qui m'a sacrifiée!.. apprends que c'est mon époux que tu as immolé à ta basse jalousie!.. – Votre époux! – Oui, homme féroce, oui, mon époux! Un mariage secret nous avait unis long-temps avant que je te connusse. Ma mère, qui nous avait tant persécutés tous deux, l'apprit, ce fatal mariage… elle força mon époux à s'expatrier. La cruelle me persuada ensuite qu'il était mort, que je l'avais perdu pour jamais… Je le crus, hélas! Vous paraissez, vous demandez ma main. Ma mère me menace de sa malédiction, de la mort même… Persuadée que les liens de l'amour sont rompus, je forme malgré moi ceux de l'orgueil, ceux de l'intérêt… Mon amant, mon premier mari revient; je l'apprends, je le vois… Nous nous occupons ensemble des moyens de vous apprendre cet événement, et vous l'assassinez dans mes bras! Il n'est plus, il n'est plus! et c'est moi qui cause sa mort!.. Je te rejoindrai, ombre chère et sanglante, nous nous reverrons… bientôt! Les hommes nous ont séparés, mais la mort nous réunira!.. Prenez soin, monsieur, au moins, prenez soin du fils, puisque vous avez immolé le père!.. J'étais mère… avant d'être à vous… Je le cachais à tous les regards, ce fils d'un homme à qui le sort avait refusé la naissance, la fortune; mais comme il aimait!.. quel époux!.. Vous trouverez dans ce secrétaire la preuve légitime d'un hymen que vous venez de rompre… (sa voix s'affaiblit.) Cet enfant, ce fils… chéri!.. la fermière vous dira… elle sait où il est… où nous allions tous les jours… l'embrasser… son père et moi… Songez…
»Cécile ne peut plus achever; elle expire… Étonné, attendri, effrayé même de cette mort peu naturelle, je me jette sur elle… Dieux! son sang coule… Elle vient de se percer d'un poignard homicide… L'infortunée!.. et c'est moi qui cause tous ces maux!.. c'est moi qui les tue, ces deux amans, ces deux époux!.. Malheureuse Cécile!.. mariée secrètement avec moi!.. Eh! pourquoi ne m'a-t-elle pas confié?.. J'étais assez délicat pour lui remettre sa foi; nous serions tous heureux…
»Vous jugez, mes amis, de l'excès de ma douleur, de mon repentir. Je me jette sur ce corps sanglant pour le ranimer du feu de mes baisers. Vains efforts; il reste froid, froid… glacé… Mais abrégeons cette scène d'horreur.
»Dès que j'eus fait rendre les derniers devoirs à l'infortunée Cécile, je courus au secrétaire, où je trouvais en effet un contrat en bonne forme, qui constatait son mariage avec le nommé Friksy, interprète de langues; mariage fait sous les auspices d'une vieille tante, de trois amis communs, et six ans avant que je me présentasse dans la maison de madame d'Ernesté. Un paquet de lettres frappa aussi mes regards: les unes offraient la correspondance de deux époux séparés par une mère ambitieuse et cruelle; les autres, de la main de cette mère, annonçaient à Cécile la mort de son époux: quelques-unes, plus récentes, semblaient détruire ce bruit; les dernières enfin étaient de ce Friksy, qui revenait en Bohême, et qui faisait à son épouse les plus vifs reproches sur son nouveau mariage.
»Que vous dirai-je? Étourdi de tant d'événemens imprévus, mon premier soin fut de courir chez la fermière, pour savoir l'asyle du fils de deux malheureux époux. Cet enfant, me disais-je, je l'adopterai; il sera le frère de ma fille, et les tendres soins que je lui prodiguerai pourront appaiser les mânes plaintifs de ses parens, dans le tombeau où je les ai plongés…
»Vain espoir: la fermière, effrayée de ma fureur, du malheur qui était arrivé chez elle, venait de fuir le canton à la hâte. Personne ne savait ce qu'elle était devenue. Impossible à moi de la retrouver, impossible de découvrir le fils de Cécile, dont cette femme seule connaissait l'asyle…
»Je ne vous dirai point quel fut l'excès de ma douleur, de mes regrets. Après avoir fait des recherches infructueuses, je me voyais privé de la consolation d'avoir auprès de moi un enfant intéressant que j'avais rendu orphelin. Je ne pouvais servir de père à cet infortuné, après lui avoir ravi le sien!.. Le chagrin s'empara de mon cœur; la vie me devint insupportable, le jour fatigant, la nuit cruelle par les tableaux affreux qui se peignaient à mon imagination… Quel état, mes amis, quel état!.. Oui, me dis-je, le premier orphelin que je trouve, le premier enfant abandonné que je rencontre, sera mon fils, quelque danger, quelque obstacle que j'éprouve à l'adopter, à l'élever. J'en fais le serment devant Dieu, je vous le jure à vous, à vous, ombres sanglantes, dont je n'ai pu exécuter les derniers vœux, il remplacera votre fils près de moi; il sera le mien; et puisse le ciel, en faveur de cette adoption, détourner les coups de la malédiction, du malheur, qu'il lance sur tout homme qui a versé le sang de ses semblables…
»C'est à ce serment que je te dois, mon cher Victor, c'est ce serment sacré qui m'a fait vaincre tous les périls auxquels je me suis exposé pour t'avoir, pour t'emporter chez moi, pour t'élever, pour te soustraire à l'espèce de fatalité qui entourait ton berceau. Redouble d'attention pour m'entendre, mon ami; me voici arrivé à toi, à ce qui te regarde».
LES NUITS DE LA FORÊT
PREMIÈRE NUIT
«Qu'ils sont cruels, les aiguillons du remords, qu'ils sont cruels! Comme il souffre, l'homme qui en ressent l'atteinte lorsqu'il est seul, seul avec sa conscience!.. Le jour, la nuit, point de trève, point de paix pour lui. Cette conscience timorée, cet ennemi terrible, le poursuit par-tout; par-tout il souffre: il n'est mieux que dans les antres des forêts, dans le silence de la nuit. Là, il ressent une espèce