Victor, ou L'enfant de la forêt. Ducray-Duminil François Guillaume
l'infâme Roger, que je n'ai vu qu'une seule fois, et revenons à toi, mon cher Victor, à toi dont l'adoption m'a coûté tant de peines, tant d'inquiétudes.
»Je n'entendis plus parler de la mère inconnue, ni de tout le mystère qui avait entouré ton berceau. Je pensai que cette femme, dont je n'avais pu pénétrer les secrets, était morte ou passée dans d'autres contrées. (Ici madame Wolf lève les yeux au ciel, et laisse échapper un soupir, que le baron remarque avec inquiétude.) Qu'avez vous, madame Wolf? – Rien, monsieur le baron; daignez continuer… Cet enfant vous fut donc laissé sans aucune réclamation… sans qu'aucun signe, aucun effet ait pu vous… faire… soupçonner?.. – Pardonnez-moi… vous me rappelez… j'oubliais de vous dire qu'au fond de la barcelonnette dans laquelle il était couché la première fois qu'il me fut confié, il y avait un portrait, un portrait de femme, je crois; oui, c'était un portrait de femme… Eh! comment ai-je pu oublier si long-temps… Je l'ai mis dans ce secrétaire, et depuis seize ans, je n'ai pas eu la curiosité de le regarder… Tu vas le voir, Victor, je vais vous le montrer, mes amis; ce sont sans doute les traits de sa mère; oh! oui, oui, ce sont ses traits, je n'en puis douter! Le voici! le voici».
Le baron, étonné de n'avoir pas pensé plutôt à ce portrait, qu'il avait oublié dans son secrétaire, courut le chercher. C'était en effet un portrait de femme. Autour du cercle d'or qui l'encadrait, en voyait trois lettres initiales, A. D. L. et derrière, on lisait ces mots: Dreux, rue Parisis, 32. Victor et Clémence baisaient ce portrait précieux en versant des larmes, et cherchaient à y retrouver quelques traits qui pussent leur persuader qu'il retraçait la figure d'une mère infortunée. Pendant que nos deux amans se livraient à cette recherche intéressante, le baron de Fritzierne, qui venait aussi d'examiner le portrait, tomba tout-à-coup dans une profonde rêverie. Il regarda ensuite fixement madame Wolf, qui pâlit, et laissa échapper de ses yeux quelques larmes. Madame Wolf, lui dit le baron très-ému, vous avez une boîte sur laquelle… (madame Wolf se trouble) oui, sur laquelle il y a un portrait de femme… Je ne l'ai vu qu'une fois, ce portrait qui vous est si cher… je ne sais; mais il me semble que je vois ici les mêmes traits que vous possédez!.. Quel soupçon me fait naître cette ressemblance! Je ne sais pourquoi je frémis!.. Madame Wolf, ah! madame Wolf, de grace, daignez… ayez la complaisance de me montrer cette boîte, qui ne vous quitte jamais… – Monsieur!.. – Mais voyez, voyez donc, madame Wolf, si ce n'est pas là la copie exacte de la femme…
Le baron, ému, prend le portrait des mains de Victor, et le met dans celles de madame Wolf, qui y jette un coup-d'œil, et s'écrie avec l'accent le plus douloureux: Oui, c'est elle, oh! c'est bien elle, l'infortunée!..
Cette exclamation plonge tout le monde dans le plus grand trouble. Vous l'avez connue! c'est le seul cri que jettent ensemble le baron, Victor et Clémence. Madame Wolf est presque évanouie; des soupirs gonflent sa poitrine; elle pleure, et l'état douloureux auquel elle est livrée, arrache des larmes de tous les yeux… On attend d'elle une explication, elle la doit, elle ne peut plus cacher ses malheurs puisqu'ils sont liés à ceux de ses bienfaiteurs: elle va parler!..
Elle s'y dispose en effet; mais un incident nouveau, imprévu, vient ajouter au trouble de tous les personnages, et reculer une explication, dont néanmoins il va abréger la moitié. C'est dans le livre suivant que je vais tracer les événemens les plus singuliers et les plus touchans. Amis de l'enfance, amis de l'infortune, venez vous attendrir à mes tableaux; et vous; ames froides, vous qui ne croyez pas à la fatalité, aux malheurs inévitables, dont le hasard fait souvent dépendre notre destinée; vous qui ne savez pas que la vertu peut être grande et sublime au milieu des persécutions qu'elle n'a pu s'attirer ni éviter, ne lisez point mon livre, ne lisez point sur-tout mon dernier volume, vous n'y verriez que les défauts d'un roman, tandis que le lecteur philanthrope et sensible y trouvera, j'ose le croire, l'histoire de l'homme et la morale des êtres malheureux.
TOME SECOND
CHAPITRE PREMIER.
COMBATS; LE NOUVEL ŒDIPE
Le baron de Fritzierne, Victor et Clémence, regardent avec un intérêt mêlé d'effroi, madame Wolf qui couvre de baisers et de larmes le portrait de l'inconnue; ils sont trop troublés pour avoir la faculté de lui parler, de l'interroger; mais leurs regards fixés, leurs bras tendus vers elle, expriment assez leur curiosité, et le desir qu'ils ont de l'entendre s'expliquer sur un rapprochement aussi extraordinaire. Quelle est cette femme, dont le baron et madame Wolf possèdent chacun un portrait? Est-ce cette amie dont madame Wolf veut garderie secret jusqu'au tombeau? Personne n'en peut douter. Est-ce la mère de Victor? C'est la mère de Victor, puisque son portrait se trouva au fond de sa barcelonnette. Madame Wolf connaît la mère de Victor, et sans doute son père; madame Wolf va, par des explications franches, abréger les recherches de l'amant de Clémence; elle va hâter son bonheur, puisque la main de celle qu'il aime est attachée à la découverte du secret de sa naissance. Son père enfin sera connu; son père!.. Ah! sans doute cet homme vertueux fut aussi infortuné que celle pour qui il soupira. Tous deux malheureux, tous deux persécutés apparemment par un tyran farouche, séparés peut-être pour jamais, tous deux ont fini leurs jours loin de l'autre, ou ensemble et par les mêmes coups; madame Wolf sait tout cela; madame Wolf va dévoiler ce mystère; et le baron, en apprenant le sort et le nom du père de Victor, va combler pour toujours les vœux de son fils adoptif en lui donnant Clémence; ô bonheur!
Telles sont les réflexions qui s'accumulent en foule dans la tête de Victor; il ne peut les détailler, ces réflexions mêlées de joie et de tristesse; mais tandis que son cœur bat d'impatience et de sensibilité; ses yeux, qu'humectent quelques larmes, entrevoient déjà l'aurore d'un bonheur prochain; les yeux expressifs du bon Victor sont attachés sur les yeux de madame Wolf: sa bouche est ouverte, et sa langue veut articuler quelques mots qu'il ne peut prononcer. Mille sentimens divers assiégent à-la-fois le cœur de Victor: la curiosité, l'espoir du bonheur, l'amitié, la reconnaissance et la voix de la nature.
Enfin, s'écrie madame Wolf dans l'expansion du plus touchant abandon, enfin il faut parler, il faut le dévoiler ce secret terrible!.. Ô ma tendre amie! toi qui reposes dans le silence du tombeau, le destin m'affranchit du serment que tu as exigé de moi; c'est pour ton fils que je le romps, c'est ton fils qui m'en dégage; cet affreux secret est encore à toi, à moi, puisqu'il n'est déposé que dans son sein, et dans le sein généreux et sensible de son second père, de sa vertueuse épouse… Écoutez, mes amis, écoutez, et frémissez…
Madame Wolf allait commencer le récit le plus intéressant pour nos amis; déjà chacun d'eux s'était rapproché de cette femme étonnante, et le plus grand silence régnait autour d'elle, lorsque Valentin, qui, comme je l'ai déjà dit, était resté en observateur à une des croisées de l'appartement, se précipite sur Victor en s'écriant: Aux armes! aux armes! les voici!.. – Qui? – Les brigands, Roger, les voici!
Un coup de vent qui soulève une colonne de poussière, et la disperse au loin dans la campagne, ne produit pas un effet plus rapide que cette exclamation inattendue n'en fit sur nos quatre amis réunis. Ils se lèvent précipitamment, désespérés de cette interruption, mais embrasés par l'indignation et le feu du courage… Rentrez, madame Wolf, s'écrie le baron; retire-toi, ô ma Clémence! reprend à son tour Victor… Les deux dames vont sortir; Clémence revient; elle demande à son père la permission d'embrasser son ami. Qui peut deviner, dit-elle en frémissant, qui peut deviner l'issue de ce combat?.. Le baron présente Victor à sa fille: les deux amans se serrent étroitement: madame Wolf revient à son tour presser les mains de ses deux bienfaiteurs; puis le bon Valentin accompagne ces dames jusqu'à la retraite qui leur est préparée dans la tour la plus reculée et la plus fortifiée du château.
Comment remplirai-je maintenant la tâche que je me suis imposée? Essaierai-je de tracer à mes lecteurs des descriptions de combats? Mon crayon est-il assez fort pour dessiner des attaques, des évolutions militaires?.. Oui, je l'entreprendrai; mais j'abrégerai ce tableau imposant, terrible; et si cette histoire intéresse ceux qui me lisent, ils me sauront gré au moins, malgré ma faiblesse, de ne les priver d'aucuns des détails qui servent à la lier dans toutes ses parties, à lui donner de la clarté, de la variété et